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J'ai compris

Pierre Béguin

écrivain

Littérature

L'Ombre du Narcisse

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 256 pages , Ed. L'Age d'Homme - 01/1993.

Extraits de presse

«Le premier roman de Pierre Béguin surprend et fascine aussi. Au-delà de l’introspection, de la recherche d’identification morale et psychique, un vrai auteur s’impose et propose une ouverture sur les misères du monde.»

Christine Arnothy, La Suisse, 16 janvier 1994

«Narcisse se laisse entraîner dans une histoire qui le dépasse, sans supposer qu’il puisse être accusé d’une complicité dont il ignore la nature. Roman d’initiation et de formation, sur arrière-plan de cauchemar historique.»

Jean Vuillemier, La Tribune de Genève, 13 janvier 1994

Extraits du livre

p. 9 — 14

En bas, c'est la vallée qui s'étale sur le mol abandon de la terre jusqu'à l'océan, mais avec les lambeaux de brume qui s'accrochent partout où ils peuvent et le ciel éraflé qui fait comme une couverture de grosse laine grise tendue entre les choses et nous, on ne voit rien. Il faut deviner la vie de l'autre côté.
A l'aube, le soleil perce par les trous. Des braises de charbon dans le noir. Puis il coule le long des orifices comme le sang d'une blessure. Alors c'est toute la terre qui se met à grimper. Les collines se bousculent. Les plus grosses repoussent les petites vers la plaine. Elles n'arrivent jamais en haut, et pourtant on dirait que tout finit par se rassembler vers nous, dans la cour envahie de poules en liberté sur les perchoirs et aussi sur la grosse pierre pour l'abattage des cochons. Elles s'animent tellement, par moment, à piailler qu'elles couvrent tous les bruits, même ce bourdonnement entre mes deux oreilles qui finirait par m'assommer si elles ne me forçaient pas à l'oublier.
Trois jours, je crois, que nous sommes arrivés dans cette vieille baraque de briques et je n'ai pas arrêté de trembler. L'orage parfois, le crachin presque continuel, l'humidité qui s'insinue partout, le froid de la nuit qui ne veut jamais mourir. Ou la peur, tout simplement. Les frissons n'en finissent pas. Difficile de réfléchir à ce qui m'arrive et c'est tant mieux. Alors j'épie les gros madriers qui soutiennent le toit de la baraque, et les briques glacées, et la vallée, et le ciel quand le jour s'enfuit.
Hernán est retourné ce matin au village en dessous pour rencontrer une dernière fois le curé qui doit organiser notre passage clandestin en Argentine. Il faut être certain que le garde-frontière sera à son poste ces prochains jours, et s'arranger pour trouver un chauffeur aussi. C'est sa partie, ça. La mienne, c'est celle du fossoyeur. J'avance tout de même, il me semble, dans l'enterrement des êtres et des choses. C'est pas le travail qui me manque pour remblayer tout ça dans le trou de l'oubli. Toutes les raclures du temps. Elles n'ont plus beaucoup de consistance déjà, les images qui m'ont poursuivi depuis Santiago, leurs formes aussi se fondent dans le brouillard. Quelques lambeaux qui s'accrochent encore aux souvenirs, aux sens surtout. Ça suffit. Ils parlent parfois, les fantômes... la nuit. Le reste, faut plus y toucher, ça s'en va tout seul. Heureusement, ma notion de l'espace et du temps s'est bien émoussée. Ça aide. C'est arrivé d'un coup, quand le camion s'est arrêté quelque part entre Santiago et Talca. On a entendu la portière claquer devant et les pas hésitants du conducteur sur le bitume. Et puis plus rien. Le silence. De longues secondes. Hernán respirait de manière saccadée, des inhalations rauques et rapides, comme une vieille chienne malade. La frousse, sûrement. Je ne percevais rien avant, avec le bruit du moteur. Et puis on ne s'était pas parlé depuis le départ. Alors on a frappé deux coups secs contre la cloison et la voix du chauffeur a résonné, étrangement grossie par le silence comme si elle provenait de l'autre côté du monde, et toute proche pourtant. Le pneu arrière était crevé. Il voulait qu'on descende se cacher dans le fossé un peu plus loin pendant qu'il changerait la roue. C'était plus sûr, qu'il a dit comme ça, en cas de contrôle de police. Moi, je n'étais pas mécontent de rejoindre la vie... si l'on pouvait parler de vie. L'obscurité commençait à recouvrir les immenses champs vides happés par le brouillard. Seules la route et les clôtures de fil de fer barbelé qu'on a enjambées pour se cacher en contrebas témoignaient de l'existence humaine. C'est rassurant, un fil de fer barbelé la nuit, quand tout est désert. On s'accroche comme on peut aux signes d'une présence humaine. Deux voitures sont passées sans s'arrêter. Si l'âme avait une lumière, c'est sûrement à cela qu'elle ressemblerait, à ces longs filaments de feu suspendus encore dans la nuit après que la lueur des phares a disparu. La suite, je ne m'en souviens plus. Quand j'ai repris ma place dans ma cachette, parmi la cargaison de poulets, je me suis enfoncé si profondément en moi que plus rien n'a existé, pas même les morsures du froid. C'est le piaillement des poules qui m'a remonté un peu à la surface, et puis les mots que j'aligne maintenant, péniblement. Surtout les mots. Il n'y a rien hors les mots. L'indicible n'a pas d'existence. Mais avec eux, c'est tout le poids de la vie qui nous retombe dessus. Je me rappelle confusément qu'à Talca on a changé de véhicule. Un plus petit. On a grimpé sur le pont arrière et la bâche s'est refermée. Il n'y avait plus que la nuit sur nous. Ensuite, cette chambre sous les toits, une paillasse... Et à nouveau l'attente...
Voilà c'est tout Rien d'extraordinaire au fond. C'est le curé qui nous a placés là, chez Juancho. Il faut un bon quart d'heure à pied pour rejoindre la piste qui mène au village. Trop difficile pour la police, on ne risque pas d'attirer l'attention. Hernán tout au moins. Avec la tête que lui a fabriquée la clandestinité, il se fond bien dans la grisaille du paysage. Moi, il vaut mieux que je reste ici, je ne fais pas assez couleur locale. Dans un sens, ça m'arrange.
Juancho, c'est un petit bonhomme tout rond avec une grosse tête imberbe d'indien enfoncée dans les épaules, et qui hésite entre le masque du jovial et celui de la brute. Ça dépend de l'ombre dessinée par les orbites du nez et de l'angle par lequel on le regarde. Le bon côté, c'est la face gauche. Là, il a encore toutes ses dents. Moi, je m'arrange pour ne pas voir l'autre côté. Il est content d'avoir deux hommes sous son toit, Juancho. Avec sa petite femme ratatinée et toutes les filles qu'elle lui fait à chaque fois qu'il dérape, avec les poules et les truies qui prennent possession de la cour, il ne lui reste que le coq et quelques cochons dans son camp. C'est pas suffisant à son goût. Il le paie trop cher, son petit moment de plaisir. Maintenant, il peut se laisser aller. Il en profite. Il a surtout peur qu'elles lui reviennent plus tard, ses filles, quand les hommes en auront assez d'elles, avec tous les enfants qu'elles auront mis au monde et qu'il faudra nourrir. Y en a plus assez de la terre avec tous les gosses qu'elles nous collent que s'il fallait la partager, la terre, on pourrait même plus se tenir debout sur sa part. Comment qu'ils voudraient la partager après ça De sacrées garces celles-là C'est rien que des usines à gosses et à merde, y a plus que ça qui en sort de leur ventre, qu'il râle tout le temps, Juancho, avant de partir en éclat de rire avec sa face à deux masques. C'est un sage à sa manière. On est devenus bons amis.
On l'a rejeté au flanc des montagnes quand la dictature a rendu à l'oligarchie les terres expropriées par la réforme agraire. Alors il est revenu là, dans son village. C'est mieux ainsi. Il est tranquille comme ça, même sans titre de propriété, personne ne viendra le lui prendre, son bout de terrain pendu à la colline, plongé dans une entêtante odeur de pluie qui s'accroche partout aux herbes et aux arbres, au bois vermoulu des clôtures et aux madriers de la mansarde. Et puis les Basques de la coopérative lui achètent tous ses poulets, et aussi une bonne partie de ses moutons. En retour, il leur rend de petits services de temps en temps. Héberger des clandestins dans notre genre, par exemple, quand l'hiver approche et qu'on ne peut plus traverser la Cordillère. Echange de bons principes le Lautaro ou d'autres mouvements extrémistes facilitent le convoyage des poulets et des œufs de la coopérative, ou du moins ils s'engagent à ne pas arraisonner les camions. Voilà c'est simple, on s'organise, on promet, on prend, on donne, et tout le monde est content. C'est sûrement comme ça que ça doit se passer. Il n'y a qu'ainsi qu'ils se tolèrent, les hommes. Le seul qui soit vraiment désintéressé, c'est le curé. Encore qu'il bénéficie d'une certaine immunité. La soutane, ça protège. Ils étaient catholiques, les carabineros, avant d'entrer dans la police. Ça laisse des traces, un vieux fond de respect et de crainte que l'éducation leur a bourré bien profondément dans la viande comme la poudre dans le fût du canon. Quand ça peut plus ressortir, ça pète à l'intérieur si on y met le feu. La culpabilité en somme. On n'a rien trouvé de mieux pour imposer un semblant de morale à l'instinct. Alors, en général, ils évitent le cas de conscience, ils font un détour et ils ferment les yeux. En général. Une fois, ils en ont retrouvé un de curé, les gens de la région. C'est Juancho qui m'a raconté ça. Il gisait au fond d'un fossé à moitié recouvert de terre et de branchages sur un chemin qui mène au village d'en bas. C'était pas un curé d'ici. On avait aperçu sa soutane d'abord. Elle était accrochée aux branches par les manches en contrebas dans un bosquet, toute déchirée, et ça faisait comme une croix. Après, grâce à la pluie qui avait dispersé la terre, on avait vu le corps, les jambes repliées contre la poitrine et la tête courbée vers les genoux qu'on aurait dit un nouveau-né. Il avait les mains liées dans le dos avec du fil de fer barbelé qui lui avait troué la chair jusqu'aux os. Des traces de blessures par balle, le visage défoncé, qu'il a précisé doctement, Juancho. Ça l'avait impressionné, surtout parce qu'il était complètement nu le curé. Il ne pouvait pas les imaginer sans soutane. Le crime, pour lui, c'était ça, d'avoir déshabillé un curé. Le reste avait peu d'importance. Du moins, c'est ce qu'il m'a semblé. C'était il y a longtemps, quelques années, il ne savait pas très bien. Le temps, ça n'existe pas pour lui, ça glisse aussi rapidement que les nappes de brume sur les collines arrondies. Il ne le voit pas passer. Il est éternel lui, solidement planté sur ses pieds, accroché à la terre comme ses montagnes.

p. 132 — 136

Ils étaient partis au village hier, vers le début de l'après-midi, Hernán et Juancho, pour aller aux nouvelles chez le curé. Même les filles avaient disparu, peut-être pour remplacer Juancho auprès des moutons. Il n'y avait plus que moi dans la baraque, et Adolfina, toute ratatinée dans la cour à égrener du maïs pour le repas du soir. Elle était assise près de l'entrée sur une sorte de tabouret à trois pieds. Les grains s'amoncelaient dans le creux de sa robe. Quand le tas devenait trop important, elle le vidait d'un coup dans un récipient en terre cuite posé à ses pieds, en tirant sèchement sur les bords du tissu. Les grains tombaient comme une averse de grêle. L'opération se répétait si régulièrement qu'elle semblait ponctuer le temps. Moi, j'étais allongé sur le pas de porte, le dos appuyé contre le chambranle. Ma position préférée, l'après-midi, quand le froid et la pluie s'accordent une trêve. Je me persuade que le sabot de cheval et l'aloès qu'ils ont posés là contre les mauvais esprits me protègent. Je deviens superstitieux dans l'adversité. On ne sait jamais. C'est l'heure où j'aligne des mots, comme ça, pour m'occuper, où je relis mon journal, où je le complète. Une discipline à laquelle il m'est de plus en plus pénible de m'astreindre. Le seul bruit des grains dans le récipient perturbait ma concentration. Alors, j'ai observé Adolfina un instant, du coin de l'œil. Ses gestes mécaniques. Elle a dû s'en rendre compte. Elle a posé ses mains à plat sur ses jambes pour me regarder, à la dérobée d'abord, comme si elle n'osait pas. Le maïs, chez vous, c'est seulement pour les cochons, n'est-ce pas? C'était assez surprenant, cette question. J'avais déjà entendu le son de sa voix mais c'était la première fois qu'elle me parlait. Puis elle m'a demandé ce que je faisais. J'aurais eu honte de lui avouer que c'était le vent et la neige qui courbaient mon visage sur ces pages. Elle n'aurait probablement pas compris qu'un homme pût accorder autant d'importance à ses hivers. Je lui ai répondu par une demi-vérité, que je notais mes rêves de la nuit. Son regard s'est posé plus fixement sur le mien, avec une lueur d'approbation. Dans ma famille, c'était une coutume de se raconter au réveil les rêves de la nuit. Puis elle a regardé en l'air avant de reprendre. C'est nécessaire d'aller visiter l'autre monde, il est plus important que celui-ci, qui n'est qu'apparence... L'âme quitte le corps, c'est pour ça qu'on peut se voir dans les rêves, parce qu'elle regarde le corps. Il ne faut pas réveiller brusquement quelqu'un qui dort, c'est dangereux, on peut en mourir. S'il rêve, son âme n'aurait pas le temps de regagner son corps... C'est un fil d'argent qui les maintient en contact pendant les rêves. Il permet à l'âme de retrouver son chemin, de revenir en arrière, là où elle est partie, un instant... Si le fil d'argent est coupé, on meurt. On doit prendre garde, de mauvais esprits cherchent à rompre le fil pour s'emparer du corps... Ils sont difficiles à contrôler, ils vivent à nos dépens et se nourrissent des autres... Après un nouveau silence, elle m'a raconté une histoire qui s'était déroulée, paraît-il, dans un petit village sur la montagne. Les histoires, ça se passe toujours dans un petit village sur la montagne, d'ailleurs. Là, il y avait un homme qui prenait la vertu de toutes les femmes. Il portait un grand chapeau noir, même la nuit. Les femmes l'aimaient bien, pourtant. Un soir, il a fait une fête chez lui, au village et ils chantaient une vieille chanson... Va a caer, la casa, va a caer qu'elle s'était mise à fredonner, Adolfina. Alors, la maison a commencé à bouger, à glisser le long de la colline, jusqu'au précipice. C'était une grosse main sortie de terre qui la poussait... Elle n'est pas tombée, la maison, elle s'est arrêtée au bord, comme suspendue dans le vide, mais à l'intérieur tout le monde avait disparu, même l'homme au chapeau... Le mal se nourrit des autres, qu'elle a encore précisé avant de se taire, il a besoin de manger les autres pour vivre et grandir.
Son histoire m'amusait. J'en aurai bien écouté une autre, moi. On ne se lasse jamais des histoires. Elle s'était remise à égrener son maïs, tout entière à ses gestes mécaniques, comme si je n'existais plus. Sur le moment, je n'ai pas osé insister. J'ai attendu patiemment le dernier épi. Alors elle s'est levée, elle a rassemblé les récipients qui s'éparpillaient à ses pieds, puis elle a disparu dans le comedor. C'était l'occasion. J'ai ramassé ceux qui restaient et je l'ai suivie à l'intérieur. Il y avait seulement le silence sur nous, mais un silence apprivoisé, un de ces silences dans lesquels on se laisse tomber comme dans une rêverie. On a déposé les récipients sur la table. Ensuite, elle s'est éclipsée dans la pièce du fond. J'ai cru que c'était fini. Je m'apprêtais à reprendre ma position sur le seuil de la porte quand elle est revenue, un jeu de cartes jaunies à la main. On pouvait y voir des figures d'animaux. Elle les a manipulées soigneusement avant de les déposer en petits tas entre les récipients de maïs. Elle m'a demandé d'en choisir une sur le tas de gauche. Elle devait représenter la femme que j'aimais. On y devinait la figure d'un corbeau au pied d'un arbre. Un mancenillier, sûrement. Le corbeau, c'est un bel animal, qu'elle m'a dit. Ce n'est pas ce qu'on prétend, il n'a peur de rien, sauf de son ombre. Quand il marche, il a un œil qui regarde devant. Avec l'autre, il surveille son ombre dans son dos. Il la surveille tellement, son ombre, qu'il la nourrit. Alors elle grandit, elle grandit. Et quand le soleil se cache, quand le ciel poussé par les gros nuages tombe dans la mer, elle entoure le corbeau de partout. On ne le voit plus sous l'arbre, il est devenu son ombre, et il meurt. C'est comme ça, n'est-ce pas, quand on se voit, qu'on se voit vraiment, on meurt. Je n'ai pas bien compris si le corbeau représentait Moïra ou ce qu'elle signifiait pour moi. J'allais le lui demander mais elle m'a désigné le tas opposé. J'ai pris une autre carte. C'était moi, cette fois. Dessus, il y avait un coq, avec d'autres figures que je n'ai pu distinguer. Elle m'a expliqué que le coq était le symbole du temps. Un dieu guérisseur. Puis elle a fixé la carte un moment, sans mot dire. Ensuite, elle a commencé à me raconter une histoire où il était question d'un coq, et d'un père représenté comme un démon furieux et gigantesque qui menaçait d'anéantir son fils dans sa colère. Il en était malade, le fils, incapable de se défendre. Je crois que c'est le coq qui devait le délivrer, mais pas n'importe quel coq, comme dans tous ces contes où le remède qui guérit le mal est très rare, ou compliqué à découvrir. Je ne sais pas. Elle n'a pas pu terminer son histoire. Elle s'est interrompue brusquement quand on a entendu des voix à l'extérieur, et des bruits de pas. C'était Juancho et Hernán qui revenaient avec le curé et un autre homme que je ne connaissais pas. Il avait le type indien, lui aussi. Adolfina a ramassé précipitamment les cartes et les a enfouies dans sa robe. Elle a repris ses activités ménagères comme si elle appartenait à un monde différent, parallèle au mien, et qu'on ne pouvait pas même se croiser du regard.
Ils sont entrés joyeusement dans le comedor. C'est pas tous les jours fête, ici. Je leur en voulais, au fond, de leur intrusion bruyante. Ça m'a mis de mauvaise humeur, tellement que je n'avais plus envie d'en sortir, de ma mauvaise humeur. J'étais bien, moi, avec Adolfina. On est tous les deux des exilés de l'instinct. Ça nous rapproche. Tandis qu'eux, c'était comme si le monde pénétrait dans la pièce, et il lui en reste toujours un peu quelque part, au monde, de la méchanceté, malgré les grimaces qu'il se compose pour la cacher, quand ça l'arrange. C'est un malin, le monde. Adolfina, elle est sans malice. Plus que cela, même. Parce que les innocents, on a beau dire, on ne les supporte pas longtemps. On dirait qu'il leur manque quelque chose. Ils sont trop lisses, ou trop plats. Ça finit par nous irriter. Du moins, on s'en persuade, pour en profiter, de leur innocence, en toute bonne conscience. Elle, on n'a pas envie. Peut-être parce qu'elle offre de la bonté naturellement, comme ça, sans marchandage, et que ça ne se voit même pas. Peut-être aussi parce qu'elle paraît vieille et qu'on ne la craint plus. Allez savoir...

p. 166 — 170

Pour peu, on finirait par s'y habituer, à la sale odeur de sa vie. A tous les malheurs qu'on sue. Ça finit par sentir bon, tout ça. On s'y reconnaît, au moins, dans cette odeur. C'est la nôtre. Qu'on ne nous en propose pas une autre. Surtout pas.
J'aurais voulu éprouver une sensation sublime, moi, une joie aiguë, quelque chose d'extraordinaire, depuis le temps que j'attends ce moment. Sans me l'avouer, c'était comme si je souhaitais qu'elle ne soit jamais réparée, cette fichue route. Quand le curé nous a annoncé ce matin que le pont était terminé, je lui en ai bien voulu un peu, tout d'abord. Sûrement à cause de Moïra. Tant que la frontière n'est pas franchie, on tient toujours ses espoirs en laisse. La possibilité de revenir sur ses pas... Qu'est-ce que j'espérais, au fond Que j'allais la revoir, Moïra Qu'elle pourrait surgir, comme ça, dans la brume, et pourquoi pas encore, comme Mélusine, venir s'encadrer entre les arbres pour lancer une dernière supplique dans le silence triste des collines...
Hernán aussi, ça ne l'a pas vraiment enthousiasmé, cette nouvelle. Du moins, c'est ce qu'il m'a semblé. Il voulait aller sur place, tout de suite, qu'il a dit, pour se rendre compte de lui-même, et puis pour régler les derniers détails. Comme si tout n'était pas déjà réglé, depuis le temps qu'on moisit ici. Le curé en était tout décontenancé, de notre réaction. Il ne s'attendait pas à cela. Ils ont travaillé plus vite que prévu, n'est-ce pas il nous répétait sans cesse dans l'espoir de nous arracher un sourire, une approbation au moins. Il n'y avait que le chien, au fond, qui faisait la fête en remuant sa queue dans tous les sens. Il en pissait de joie, lui, de voir tout ce monde réuni dans le comedor, tôt le matin. C'était plutôt inhabituel pour lui.
Après, j'ai pensé à Adolfina. A Juancho aussi. Elle, je ne l'ai pas revue de toute l'après-midi. Disparue quelque part dans les collines, probablement. Je l'ai bien cherchée un moment, puis j'ai renoncé. L'après-midi, je l'ai passé avec Juancho. On n'a pas travaillé, pour une fois. Seulement discuté. Il était un peu surpris lui aussi de me voir si triste. Alors, je lui ai parlé de Moïra. Je ne sais pas pourquoi, au juste. On avait été marcher sur le chemin creux, en bas. Moi, je le regardais du coin de l'œil. Avec sa peau en terre cuite, ses cheveux noirs, luisants, et sa denture malmenée par les ans, je me disais, sur le moment, que c'était bien un peu absurde, cette confidence, à la veille du départ, qu'on était trop loin l'un de l'autre, trop différents, qu'il ne me comprendrait pas ou qu'il allait me trouver bien ridicule, moi, avec mes histoires.
C'est après qu'il m'a parlé de la Rubiena. Sans doute, ne savait-il pas comment me répondre. Ou peut-être a-t-il pensé qu'il me devait à son tour une confidence. C'est un peu sa Moïra à lui, la Rubiena, sa baleine blanche en quelque sorte, celle qu'on ne renonce jamais tout à fait à chercher. Le malheur, c'est quand on la trouve, car alors c'est elle qui nous tue. Il a eu plus de chance que moi, Juancho. La Rubiena, elle ne l'a jamais regardé comme il l'espérait. Elle était partie jeune encore à la ville, pour quelque années, avant de revenir dans son village. Entre-temps, il s'était marié, lui, pour l'oublier. Il ne mesure pas son bonheur...
Je l'avais vue, la Rubiena. Elle était passée par là, un jour, le lendemain de notre arrivée, ou le surlendemain, je ne sais plus. C'était un de ces après-midi où les violentes averses avaient noyé la baraque dans une odeur de jungle. Je l'avais bien observée, je me souviens. Elle suivait le curé. Elle avait pris un couloir qui ouvrait sur Dieu. C'est commode. Une fois le seuil franchi, on n'a plus à penser. Elle portait un châle sur ses épaules et un foulard uni noué autour de sa tête. Avec cette espèce de robe noire qui gonflait le long de ses jambes, on ne voyait plus rien d'elle, mais pour Juancho ça n'a pas d'importance. Elle s'est emparée de son imagination il y a fort longtemps, quand la nature la parait encore de beauté et de grâce et elle est restée là, implantée à jamais, malgré l'outrage des ans. Il conserve encore cet éclat de jeunesse gravé dans ses sens depuis qu'il l'a vue pour la première fois et, d'une certaine manière, pour la dernière fois.
Je n'aurais jamais imaginé qu'il pût dédier ses rêves à une femme, Juancho, surtout à cette vieille aux yeux gris et tristes qui semblait se faufiler dans l'existence comme ces ombres flottantes pareilles à la brume des collines. Il ne soupçonnait pas un instant que la jeune fille éclatante qu'il croisait dans son village avait depuis longtemps perdu les ailes gracieuses qui lui donnaient ses allures d'ange. Cette femme égarée dans ses vêtements, la tête recouverte d'un foulard, il croyait encore qu'elle était née de la fumée du tabac, sa perfection, comme une déesse.
Moi, ça m'inquiète un peu, cette rage des hommes à percevoir les choses au-delà de leur seule présence. En amour surtout, notre regard, une fois capté, dépasse les apparences sans s'arrêter pour aller chercher au-delà, comme la brume poussée par le vent s'enroule un instant autour des arbres, et puis s'en va glisser là-bas le long des collines avant de se dissoudre, pareille à un rêve.
Ça m'inquiète. Je crains que Moïra ne soit devenue une de ces ombres flottantes qui reviennent hanter notre imaginaire, parfois. Je ne la reverrai plus. Pour moi, elle aura toujours la grâce, l'éclat, la perfection de ses vingt ans. C'est un poids lourd à porter. Pour avancer dans l'existence, il vaut mieux tuer ses rêves, surtout ceux-là Peut-être n'aurais-je pas l'imagination de Juancho, moi, si je pouvais la revoir plus tard, Moïra, avec un châle en chinchilla sur les épaules et un foulard sur la tête, quelques poils noirs sur le menton, et puis aussi entre les lèvres et le nez, un peu flétrie, un peu triste, comme la Rubiena. Et pourtant... pourtant, je crois bien que j'en aurais conservé assez dans les yeux, de sa beauté, si elle l'avait voulu, assez pour aller jusqu'au bout et en finir...
En revenant à la baraque, il m'a donné la couverture bariolée, celle qui m'a protégé du froid, la nuit. Un cadeau, qu'il m'a dit. Je n'avais rien à lui offrir, moi. J'ai tout laissé là-bas, dans l'appartement, lors de notre fuite précipitée de Santiago. J'étais bien un peu gêné. Alors je lui ai donné ma montre. L'heure, il s'en moque bien, Juancho, mais il avait l'air très fier, tout de même, avec cette chose à son poignet. Comme ça, je n'aurai plus que mes habits sur le dos pour passer la frontière. C'est mieux ainsi.

p. 211 — 216

Il me fallut bien du courage pour pénétrer dans le quartier de Maipú. En fait, c'est descendre qu'il faudrait dire. J'avais toujours répugné aux bas-fonds, je fus servi Surnommée le « Barrio rojo », cette zone de tolérance grouille de tout ce que la conscience plus ou moins civilisée rejette dans l'ombre par peur de ses propres instincts primitifs. Tous les ratages, les défauts et les handicaps, les forces obscures, grossières et bestiales que le psychisme de Santiago refoule dans un coin de son inconscient pour protéger la mince couche de civilisation de la bonne société perchée sur les contreforts de la Cordillère. On dirait parfois que la cité, coupée en deux dans sa verticalité par la brume persistante, tient à délimiter précisément les deux zones de son psychisme, la Persona répudiant dans la partie inférieure les composantes archaïques et déplaisantes de sa psyché. Le « Barrio rojo », c'est en quelque sorte la bonne conscience du « Barrio alto », et ce n'est pas une coïncidence si la ville l'a maintenu dans ses limites, contrairement aux poblaciones qu'elle a exclues à sa circonférence. Il faudrait descendre plus souvent dans ces espaces de tolérance, passer de l'autre côté de l'image idéale, pour affronter sa zone d'ombre. C'est un antidote efficace. Au fond, ce n'est qu'une question de courage, même si l'on déguise sa lâcheté en vertu. Le premier travail d'Hercule ne fut-il pas de nettoyer les écuries d'Augias où des centaines de bêtes avaient déposé leur fiente pendant des décennies. Toute la veulerie, la lâcheté, la concupiscence qu'on distingue si nettement chez l'autre et dont on se sent absous. Il est bien trop ardu, le chemin menant au héros qui, dans notre enfance, devait séduire nos parents et combattre notre peur viscérale de l'abandon.
Les raisons qui motivaient le choix de ce lieu comme point de rencontre étaient toutefois bien éloignées de ces considérations. La dictature, à la suite d'une véritable croisade nationale, avait interdit la prostitution dans la rue. A l'intérieur des innombrables bouges sordides de Maipú, elle était tolérée. La police s'y aventurait rarement. De fait, comme à la Victoria, cette zone bordée de bâtisses aux enseignes imprécises et peu éclairées ne fournissait à première vue aucun point de repère. Mais cette fois, le plan précis que m'avait donné Hernán me mena sans trop de difficultés à l'endroit où je devais retrouver mon contact de la coopérative basque. En poussant la porte du bordel, j'eus un court instant l'impression insolite de découvrir un tableau de Jérôme Bosch, avant qu'une forte odeur d'urine et de bière aux relents tenaces ne balayât d'un coup d'effluve toute forme de poésie. Privé du voile de l'esthétisme, je ne vis plus devant moi qu'une réalité sordide peuplée d'ivrognes imbibés de mauvais alcool qui s'accrochaient au bar en éructant des fantasmes pervers, avant de coucher leur misère comme des sacs d'ordures sur le plancher vermoulu et poussiéreux. Dans un coin, l'orchestre offrait une vision d'horreur plus fantasmagorique encore des musiciens handicapés, aussi vieux que l'hiver, un pianiste aveugle, un guitariste cul-de-jatte et un violoniste tenant son archet par les deux seuls doigts intacts de sa main gauche, s'agitaient dans une lumière blafarde qui frappait leurs traits d'une pâleur spectrale. Quant aux femmes, elles exhibaient aux vitres sales les fleurs écrasées qui furent peut-être leurs charmes, parmi les couleurs tristes d'une lampe dont les faibles rayons jouaient entre les verres de bière et de pisco, et puis semblaient se coller aux tables poisseuses. Des vieilles, et des jeunes aussi, déjà flasques, pleines de varices et de malheurs suintant de leur peau flétrie comme une pomme trop mûre. Elles avaient presque toutes perdu leurs dents, quand ce n'était pas un bras ou une jambe. La plupart venaient du Sud pour tenter leur chance dans la Capitale. Souvent violées par leur patron, elles croupissaient là, pareilles à de vieilles gravures crasseuses, dans la misère des bordels de Maipú.
Une caricature de putain à la retraite s'avança souriante dans ma direction. Elle dirigeait l'établissement depuis que les ruines de son corps l'obligeaient à utiliser de préférence la tête au tronc. Après les modalités de reconnaissance, elle m'entraîna dans un escalier obscur jusqu'à la chambre où je devais retrouver mon contact. Il était là, assis sur le lit à déguster tranquillement un pisco en compagnie de deux filles. Une porte donnait directement sur une autre chambre. Je ne pus contenir un mouvement de répulsion. Amusé, il m'expliqua rapidement que, en cas d'imprévu, une fille resterait avec moi pendant qu'il irait dans la chambre d'à côté avec l'autre. Je frémis à cette éventualité qui perturba quelque peu une soirée en fin de compte fort agréable.
On l'appelait Tío Tonio. Du moins, ce fut par ce nom qu'il se présenta. L'amplitude de son front et les deux rides verticales qui ramenaient vers l'intérieur les commissures d'une bouche à la lèvre inférieure lippue lui donnaient une expression ouverte et chaleureuse, aux antipodes du visage figé sur le mode expectatif, prêt au repli stratégique, que je m'étais préparé à rencontrer. Il fit signe aux deux filles de s'éclipser dans l'autre chambre et m'invita à partager sa bouteille. De toute évidence, il n'était pas pressé d'en venir au vif du sujet, savourant avec malice le plaisir d'imposer à un étranger qu'il imaginait nanti une présence prolongée dans un lieu aussi sordide. Je dus tout d'abord avaler d'une traite deux ou trois piscos, puis subir la description des bordels de Santiago et de leur organisation hiérarchique. Il m'expliqua que, pour la classe moyenne, les bordels se situaient à San Martín, près de la station Mapocho. « Des bordels de qualité » qu'il s'exclamait en levant l'index pour souligner le respect qu'il vouait à ce haut lieu du plaisir, bien différent de Maipú qu'il comparait « au sous-développement de la putinerie ». Il s'était rendu quelquefois à San Martín, Tío Tonio, prêt à dépenser un mois de salaire parce qu'il rêvait d'appartenir à la classe moyenne. Il avait eu beau se parfumer, acheter pour la circonstance un costume neuf, les prostituées, qui tenaient à leur rang, avaient immédiatement reniflé son odeur de banlieue crasseuse. Elles l'avaient renvoyé à sa sphère sociale « Va à Maipú, pour toi c'est là-bas » Sans pitié, les putains Il se consolait en racontant à qui voulait l'entendre qu'il s'était envoyé plusieurs filles, simplement « por la fantasía », pour l'imagination, mais tout le monde savait bien que ce n'était pas vrai. Il ne lui restait que les putains de Maipú. « Ah les putains de Maipú Après t'es plein de puces, il faut trouver un dispensaire. Oh là là tu as vu ça » s'exclamait-il de temps à autre en désignant avec dégoût la chambre contiguë. J'avais vu « ça », en effet Pour les riches, c'était ailleurs, un bordel de luxe près de l'Ambassade d'Argentine. On l'appelait le bordel argentin, lieu privilégié de la classe politique et de la haute finance. Lui, il n'y était jamais allé, bien entendu, mais tout le monde savait à Santiago qu'il s'y passait des crimes passionnels. Avant la dictature, en tout cas. Après, on ne savait plus très bien. Quand un membre de l'opposition tombait amoureux de la même fille qu'un dirigeant du régime, cela finissait mal, forcément Non pas tant par conflit idéologique. Au contact de deux épidermes, les convictions politiques s'effritent comme de vieilles miettes de pain. C'est le règne des passions, et les passions ne sont plus guère que la manifestation des névroses. C'est comme ça On hiérarchise ses instincts et on s'encanaille au bordel en conservant les attributs de sa condition sociale.
J'avais déjà avalé quelques piscos de trop quand Tío Tonio interrompit brusquement sa description des maisons closes de Santiago. J'avais dû réussir le test avec succès. Il me donna une tape amicale sur l'épaule et se fit plus sérieux pour m'exposer la situation. Lui, il n'était qu'un simple employé à la Coopérative. Il s'occupait principalement du chargement des camions en partance pour Concepción mais il me précisa fièrement qu'il avait l'entière confiance de ses chefs. Je me demande encore si sa naïveté ne l'aveuglait pas quelque peu sur les motivations réelles de cette confiance. Peut-être leur servait-il de couverture au cas où la police découvrirait parmi les œufs et les poulets des produits qui n'étaient pas destinés à l'alimentation. Qu'importe Il tenait sa mission en haute estime. C'était une garantie de sécurité et je n'en demandais pas davantage. Il insista tout particulièrement pour que je n'entrasse pas en contact avec un autre intermédiaire, à moins qu'on ne me déclinât un mot de passe qu'il me fit apprendre et répéter plusieurs fois avant de partir. Si je devais le contacter pour une raison majeure, cet endroit nous servirait de point de rencontre. Je pouvais m'adresser, en suivant les mêmes modalités de reconnaissance, à l'ancienne prostituée qui dirigeait l'établissement et qui répondait au doux nom de Misia. Le reste se résumait à peu de chose dont je n'eus connaissance que plus tard lorsque Hernán me traduisit le contenu du message que Tío Tonio m'avait remis. En cas de fuite forcée, il pourrait se réfugier ici, dans cette même chambre, en attendant qu'on vînt le chercher pour le transporter au siège de la Coopérative et le cacher dans un camion jusqu'à Talca. De toute évidence, les Basques ne voulaient pas compromettre leur réseau clandestin avant que toutes les conditions fussent réunies pour qu'Hernán pût quitter le pays rapidement. Mon appartement restait donc la meilleure salle d'attente.
Tío Tonio tenait à sceller dignement notre rencontre et je dus résister tant bien que mal à un dernier verre de pisco. Je ne pouvais pas le décevoir. En bas, le bar s'était animé. La fumée se mêlait à l'odeur d'urine et de bière et formait comme un écran sur lequel s'engluait la lumière triste et sale. En me voyant descendre l'escalier, un ivrogne au nez boursouflé et piqué comme un chou-fleur m'interpella d'un air lubrique. Il devait s'imaginer que j'avais réalisé des fantasmes qu'il ne pouvait pas se payer. Il ne me pardonnait pas cette audace...