En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation des Cookies à des fins d'analyse d'audience et pour vous garantir une bonne navigation.
J'ai compris

Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Jonathan 2002

Extraits de presse

Extraits du livre

Récit , 115 pages , Ed. L'AIRE - 04/2007.

Extraits de presse

«Ce parcours tragique, pierre de touche pour l’équilibre du couple, est exemplaire en ce qu’il ne dissimule rien des ombres et des périls traversés avant de parvenir à une forme d’acceptation.»

Mireille Callu, Vevey-Hebdo, No 569

«Le récit trouve une fin souveraine, fulgurante sensation qu’une cohérence mystérieuse rayonnait sur le cours des choses.»

Jacques Poget, 24 heures, 26 juin 2007

Extraits du livre

p. 24 — 30

— Descendez immédiatement à la maternité. Vous êtes peut-être en train de faire une fausse couche!
Je me souviens avoir pensé qu’une fausse couche, après vingt-six semaines de grossesse, n’était peut-être pas le terme adéquat. Mais ce fut sûrement ma dernière pensée. A partir de là, nous entrâmes dans un couloir dont on ne soupçonnait pas même l’existence, un couloir parallèle, hors temps, qui n’était plus la vie, un couloir si étroit qu’on ne pouvait s’y mouvoir sans se heurter violemment, un couloir sans issue, butoir imprévisible du destin, qu’on emprunta en toute ignorance, elle les cheveux mouillés, courbée sous l’effet des contractions et des sensations thermiques, moi habillé à la hâte, ni lavé ni rasé, hésitant sous l’effet d’une panique dont je pressentais à peine l’étendue.
A la maternité, on l’emmena précipitamment dans une chambre pour l’interroger. Elle tremblait. A cet instant seulement, je compris la gravité de la situation et pris la mesure de la panique qui m’habitait. Pourtant, ma première préoccupation fut d’alerter les amis qui devaient partager notre paella de midi et d’annuler la commande de poisson. L’absence de réseau téléphonique à l’intérieur de la clinique m’obligea à descendre dans la rue pour accomplir cette tâche si futile mais qui m’apparaissait pourtant encore essentielle. Plus pour longtemps. A mon retour, je tombai en pleine effervescence. On avait transporté ma femme dans la salle d’accouchement. Une infirmière me cherchait avec une précipitation qui tenait de l’affolement:
— Venez vite! Votre femme va accoucher! Il faut l’aider!
Les médecins avaient bien essayé de maîtriser les contractions. Sans succès.
Le drame pouvait commencer.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, se plaignit L*** à l’infirmière, il faut que j’aille aux toilettes!
— Restez couchée! Vous ne devez pas vous lever!
— Mais comment aller aux toilettes si je reste couchée!
La gynécologue l’interrompit:
— Vous allez accoucher, je vois les cheveux du bébé, la tête est déjà là! Vous avez suivi la préparation pour l’accouchement?
Elle n’avait pas suivi la préparation. Pour la simple raison qu’elle devait commencer le lundi suivant. Un prématuré ne prévient pas!
— Alors respirez bien! Poussez! Maintenant, votre bébé doit naître, vous ne devez penser qu’à lui!
Je tenais la tête de ma femme qui commençait à hurler par intermittences.
— Respirez! Respirez! Maintenant poussez comme si vous étiez aux toilettes! Poussez!
Les cris de L***, les exhortations du médecin, la frénésie des infirmières se confondaient pour former une atmosphère de transe à laquelle il me semblait ne pas appartenir et qui ne parvenait à s’inscrire dans ma conscience qu’à retardement. Cette excitation fiévreuse dura une bonne vingtaine de minutes durant lesquelles je pensai que le bébé ne viendrait jamais. Sous l’effet de la douleur et des efforts, L*** mordait ma main jusqu’au sang. Elle aurait pu l’arracher que je n’aurais rien dit tant la blessure paraissait dérisoire devant cette vie qui semblait nous échapper.
Tout à coup, le bébé parut. Il pleurait.
— C’est bon signe, précisa l’infirmière dans un sourire réconfortant pendant que les médecins coupaient le cordon ombilical.
Ils posèrent l’enfant quelques secondes dans les bras de sa maman avant que le pédiatre, qui nous avait prévenus que le bébé devait immédiatement rejoindre la couveuse, ne l’emportât en toute hâte. Cette précipitation renforça mon inquiétude.
— Il faut attendre que sorte le placenta, prévint la gynécologue.
Cinq minutes plus tard, L*** partait en salle d’opération pour un curetage. J’attendis deux heures son retour, puis encore une bonne heure avant d’avoir des nouvelles du bébé. Le pédiatre se voulait rassurant:
— Il a pleuré, c’est bon signe. Son état est stable. Mais a vingt-six semaines, c’est du cinquante cinquante. Les vaisseaux sont mal fermés. Il y a de gros risques d’hémorragie. Avec un peu de chance, ce ne sera pas grave. Et puis, parfois, on peut les opérer. Pour l’instant, il va bien, il respire sans l’aide du ventilateur…
Le médecin parti, nous restâmes seuls dans la chambre pour la première fois depuis notre réveil précipité. Nous pouvions enfin respirer un peu et essayer de comprendre quel tourbillon nous avait happés au sortir du sommeil. A vrai dire, on se sentait comme tranchés en deux parties distinctes. D’un côté, l’angoisse et la peur de l’issue fatale, le soulagement et la joie de la naissance de l’autre. Et une impression de douloureuse impuissance: nous n’avions la maîtrise de rien, seuls les événements finiraient par choisir leur camp. Une vie ou une mort. Notre seule certitude — et ce fut un accord tacite — était que nous venions de vivre quelque chose de définitif, cette sorte de cataclysme qui, quels que soient l’angle et l’époque par lesquels on le considère, s’inscrit dans la conscience comme une borne, un repère absolu. Désormais, il y aurait un avant et un après. L’avant, on le connaissait, l’après attendait sa couleur. Bleue ou noire? Vie ou mort?
L*** mit très longtemps à recouvrer les sensations de ses membres inférieurs. Ce retard nous inquiétait, mais il présentait l’avantage de détourner quelque peu notre attention du sort du bébé. Nous en avions bien besoin. Vers la fin de l’après-midi seulement, tout rentra dans l’ordre. L*** voulut immédiatement voir son enfant. Une infirmière nous accompagna dans le dédale de couloirs souterrains reliant la maternité aux soins intensifs, L*** dans sa chaise roulante, moi poussant l’engin et l’infirmière nous enjoignant de bien mémoriser le trajet. Les couloirs nous paraissaient interminables, lugubres, jonchés de signes sordides telle l’inscription «chambre funéraire» qui devait, les jours suivants, rendre l’itinéraire plus pénible encore.
On trouva le bébé en couveuse. Je le voyais vraiment pour la première fois. Ce fut un double choc. Jamais je n’avais imaginé faire la connaissance de mon fils dans ces circonstances. On aurait dit qu’il reposait dans un cercueil de verre. Un gros tube allongé et transparent, qui lui déformait le nez en écartelant ses narines, semblait l’enchaîner à une sorte de ventilateur qui respirait à sa place, tandis que quatre ou cinq patchs en forme de cœur, collés un peu partout sur son corps, le reliaient par un faisceau de fils à un moniteur chargé de la surveillance des fonctions vitales. Des diagrammes et des chiffres s’inscrivaient sur l’écran en différentes couleurs, communiquant par intermittences, dans un langage angoissant de signaux semblables à des sonneries agressives, des informations qui ne paraissaient guère émouvoir les infirmières. Ce n’était pas la vie! C’était déjà la souffrance et la mort! Une vague de détresse infinie me submergea. Pour la première fois depuis l’enfance, je crois, je me mis à pleurer. Oh! à pleurer en catimini, retenant mes larmes, les essuyant discrètement afin d’éviter que L*** ne surprît ce moment de faiblesse et qu’elle y lût mon inquiétude, mes doutes, quant à la survie de l’enfant. Ou devrais-je dire mon absolue certitude de sa mort imminente, tant cette évidence s’imposait à mon entendement. En ce moment précis du moins.
Le pédiatre nous expliqua que le bébé avait présenté, après cinq heures d’autonomie respiratoire, des signes de fatigue. Cette insuffisance était par ailleurs prévisible. A l’en croire, tout était parfaitement normal. Entre-temps, l’infirmière avait ouvert la couveuse et placé une lampe chauffante sur le corps de l’enfant pour qu’il conserve la même température.
— Vous pouvez le toucher une minute, soupira-t-elle à l’adresse de ma femme.
L*** le caressa tout en lui parlant en espagnol avec une foi et une tendresse qui me laissaient en marge de la scène.
Que querido bebito, te amo bebito de mama! todo va a salir bien! No te preoccupes! todo va a salir bien!
Sa confiance était à la mesure de mon désespoir. Elle n’allait suffire à le compenser qu’en de rares instants. Des instants privilégiés…
Les jours suivants, elle lui parla ainsi pendant des heures, avec la même force, la même espérance infinie dans l’avenir, la même tendresse intarissable comme si tous ses doutes, ses inquiétudes, ses souffrances, ses fatigues s’effaçaient d’un coup devant l’amour qu’elle voulait insuffler à l’enfant pour l’aider à respirer, à vivre. Et moi, si petit, si ridicule, si inutile, je ne savais plus très bien si mes pleurs provenaient de la grandeur émouvante de ma femme, de la lutte pathétique du bébé ou de la conscience inexorable de son issue fatale. Dois-je l’avouer? Je crois bien que, dès cet instant, ma femme devint à ce point plus importante que le bébé que, parfois, elle en effaçait l’existence même. Si j’ai souffert, c’est avant tout de sa propre souffrance, si j’ai vécu intensément ce drame, c’est par ses yeux, par son cœur, par ses larmes, si la réalité de cette épreuve s’est incarnée douloureusement dans ma conscience, c’est parce qu’elle l’a heurtée avec un acharnement et une minutie implacables. Sans elle, j’aurais peut-être passé au travers d’un drame qui touchait pourtant mon identité au plus intime de mon être. Sans elle, sans sa disposition naturelle à incarner le réel alors que tout en moi aspire à s’en extraire, les événements eussent amplifié cette sensation, à la fois la plus familière et la plus insoutenable, de tout vivre à distance, de me mouvoir dans une réalité qui ne m’appartient pas. Non pas tant, comme Bartleby, que le monde glisse sur moi, mais que je glisse sur lui en totale perte d’adhérence.

p. 61 — 66

L*** savait déjà. Bien avant que le pédiatre ne l’informât de l’imminence de la mort. Elle savait par une de ces intuitions fulgurantes qui fait la spécificité du lien entre la mère et l’enfant. Elle savait depuis que, en prenant une douche au milieu de la nuit au retour d’une visite à la couveuse, elle avait eu une vision de l’issue fatale. Elle savait depuis qu’elle avait senti monter en elle une angoisse telle qu’il lui semblait qu’un couteau lui fouillait le ventre avec un acharnement méticuleux.
Quand j’arrivai près de la couveuse, elle fondit en larmes.
— Jonathan va partir, je sais qu’il va partir, il va nous quitter, bredouilla-t-elle entre deux sanglots qui lui secouaient le corps comme de brusques convulsions.
Jonathan dormait. Il n’était plus relié à la machine que par quelques fils. Cette vision me rassura. J’étais à ce moment certain qu’il ne souffrait pas. Cela seul importait dorénavant.
Le pédiatre proposa à L*** de prendre son bébé dans ses bras. Elle pouvait enfin le serrer contre son cœur maintenant, le temps qu’elle voudrait, le temps que la flamme mettrait à s’éteindre. Imaginer qu’il allait mourir ainsi me parut tout d’abord insupportable. N’était-ce pas infliger à L*** une douleur supplémentaire? Comment ferait-elle son deuil d’une telle scène? L’enfant mourant dans les bras de sa mère constituait à coup sûr l’épreuve la plus horrible qu’on pût se représenter, celle qu’on redoute le plus d’avoir à affronter. J’allais en être le témoin direct.
L*** s’était saisie du bébé sans l’ombre d’une hésitation, comme si l’idée qu’il pût mourir ailleurs que dans ses bras eût été inconcevable. En la regardant, apaisée, je compris que le médecin avait raison, que la mère devait accompagner son enfant jusqu’au bout du chemin, qu’elle devait lui parler jusqu’à l’apaisement définitif, que le deuil serait bien plus long et pénible sans l’accomplissement total de ce devoir «Heureux les enfants qui meurent dans les bras de leur père, et reçoivent la mort dans le sein qui leur donna la vie, la mort elle-même alors perd son aiguillon pour eux». Néanmoins, pour moi qui restais davantage témoin qu’acteur, j’espérais que la scène fût aussi courte que possible. Comme le Roi qui se meurt, je pensai que «ce qui doit finir est déjà fini». Dans ma logique, d’une certaine manière, Jonathan ne vivait plus. Au moment des adieux, dès lors que tout est décidé, autant précipiter la séparation. En même temps, je ressentais cette précipitation comme un manque d’empathie. Et j’en avais honte.
Plusieurs fois, je levai les yeux vers l’infirmière qui surveillait la scène à la distance imposée par la pudeur et le respect du chagrin d’autrui. Je l’interrogeais du regard:
— Est-il mort?
Elle secouait négativement la tête. Il m’eût été insupportable que L*** continuât à bercer un enfant décédé, qu’elle lui parlât au-delà de la mort. Le tableau eût vibré alors des accents de la folie.
Je n’ai jamais saisi, et je n’ai jamais cherché à savoir, tant la machine m’effrayait, la nature des indications données par l’électroencéphalogramme. Selon leur courbe et leur couleur, il y en avait de quatre ordres. La première était déjà plate et on voyait les autres baisser peu à peu d’intensité à mesure que la vie s’en allait. La séquence ressemblait à ces clichés que nous infligent certains films d’une mièvrerie affligeante lorsque l’intrigue atteint le paroxysme du drame. Seul le comportement des protagonistes changeait. Il n’y avait ni cri de douleur, ni expression de souffrance, ni sanglots. Simplement le silence. Un silence encore inconnu, solennel, hiératique. Un silence qui étouffait le bruyant désarroi de la vie.
Quand le décompte des chiffres s’offrit une pause autour de trente, l’infirmière jugea qu’il était temps d’intervenir. Elle nous expliqua que le bébé respirait à peine:
— D’ordinaire, la respiration d’un bébé est très rapide. Maintenant, à trente pulsations minute, elle est pratiquement arrêtée. Il va mourir dans les prochaines minutes.
Alors je vis la dernière courbe s’aplatir et le dernier souffle de Jonathan s’inscrire en chiffres verts sur l’écran. A cet instant, j’aurais fait n’importe quoi pour qu’il vive. Peu importe la paraplégie! Qu’on devine encore son souffle! Qu’il vive! Combien ridicule m’apparut mon discours du matin, dérisoire mon combat nocturne contre mon ombre, absurdes mes craintes égoïstes des jours précédents! Qu’il vive! N’importe comment mais qu’il vive!
— C’est fini, fit simplement l’infirmière.
Nous étions le jeudi 3 octobre à 10 heures 40. La scène avait duré un peu plus d’une heure, sa vie exactement cinq jours. «Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés!» Mais le blé en herbe!!!
L***, dont le visage était resté tout ce temps penché sur le bébé, leva soudainement les yeux vers moi comme pour s’excuser. Le mouvement de ses lèvres formait une sorte de sourire de dépit qui ressemblait à de l’égarement. Surtout, son regard reflétait une détresse infinie d’où perçait une sorte d’interrogation douloureuse semblable à un cri muet venu du fond des entrailles. Tout dans ce visage exprimait, avec une intensité inouïe, une incompréhension radicale, absolue, révoltée face à cet odieux coup du sort. Jamais de ma vie l’expression d’un regard ne me bouleversa — et ne me bouleversera — à ce point. Et mon cœur continuera longtemps de battre au désarroi de ce regard, ma mémoire de frémir à l’évocation de ce moment précis où se cristallisa la séparation définitive. Dans les plus profondes galeries de mon cœur, je retrouverai toujours, intacte comme à la première seconde, la blessure de cet instant de rupture dont les stries épousent, dans ses moindres contours, l’intense désarroi de ma femme.
Détail cruel. J’observai, dans l’échancrure de son peignoir, un de ces patchs en forme de cœur qui servaient à relier Jonathan à la machine et qu’elle avait maintenant collé sur sa poitrine. Deux petits biberons émergeaient entre ses seins. Ainsi donc, jusqu’au bout, malgré la certitude de son inutilité, elle avait accompli le rituel du lait avec une obstination et un courage qui forçaient l’admiration, comme si elle s’était ajustée à des instances qui la dépassaient infiniment. Elle saisit les deux biberons et les tendit à l’infirmière.
— Vous pouvez les donner à un autre bébé, fit-elle avec une nuance d’interrogation et d’espoir dans la voix.
Ces paroles balayèrent les derniers remparts de ma résistance. Je m’effondrai en sanglots. L*** ne pleurait pas. Soit que le coup reçu l’empêchait encore d’exprimer spontanément son chagrin, soit que la révolte l’agitait déjà plus violemment que la douleur.
L’infirmière avait pris les biberons en silence, sans doute émue aux larmes elle aussi et ne sachant comment formuler sa réponse. Finalement, elle choisit la franchise:
— Le lait n’est pas transmissible, Madame. Ces biberons, malheureusement, ne serviront plus à personne…
L*** en parut sincèrement attristée. Elle serra une dernière fois Jonathan contre son cœur en lui murmurant des paroles que je ne compris pas. Puis, sans un mot, sans une larme, elle le tendit à l’infirmière et quitta la salle. Je me précipitai derrière elle, davantage inquiet de sa réaction qu’affligé par la perte de mon fils. A chacun sa manière de vivre un chagrin, d’en occulter le trop-plein d’intensité. Pour elle, ce fut la révolte muette, pour moi le refoulement immédiat. Jonathan mort, seule existait à présent la souffrance de ma femme, seule comptait ma capacité à la décharger de son fardeau, à le porter sur mon dos. Qu’il m’écrase s’il la libère! Jonathan avait disparu de mes préoccupations, de mon affliction. L*** occupait dorénavant tout l’espace.

p. 71 — 76

Parmi toutes les épreuves que nous avions affrontées depuis cinq jours, entre tous les coups que nous avions reçus et qui nous avaient déjà si violemment flagellés, la plus difficile, le plus douloureux, fut sans doute le moment du retour à la maison. Il avive les souffrances, les porte soudainement à leur paroxysme; mais, surtout, il en génère de nouvelles, parfois plus terrifiantes encore.
Quand je vis surgir la maison dans la lueur des phares, la nuit me parut tout à coup exhaler l’hiver, la froidure et la solitude. Oui, pour la première fois, nous nous sentîmes seuls en couple. Pour la première fois, l’absence de Jonathan nous renvoyait à notre finitude, à nos limites, à nos manques. D’entité complète, et pour ainsi dire autosuffisante, nous étions devenus une entité amputée de ce qui devait la consacrer, en fonder le statut.
A la solitude s’ajoutait la culpabilité. Non pas celle que j’avais ressentie en mesurant mon égoïsme, ma lâcheté. Une culpabilité différente dont ma femme, principalement, portait le fardeau. Revenir à la maison les mains vides, sans l’enfant, c’est avouer sa faute, c’est admettre qu’on a failli, qu’on n’a pas su s’élever à la hauteur de son rôle; c’est, pour la mère, reconnaître que son corps a lâché, qu’il n’a pu mener à terme la mission pour laquelle il a été conçu. Le corps coupable! Le corps défectueux! Le corps inutile!
Pour la première fois aussi, la maison me sembla hostile, déserte, étrange, d’une froideur redoutable. L’intérieur surtout, le salon en particulier. Moi qui tenais avant tout aux espaces vides, qui avais lutté pour les préserver de l’envahissement progressif des objets, je supportais mal maintenant cette vacuité, béante comme une blessure, qui me renvoyait douloureusement à moi-même. Moi qui ne jurais que par un agencement résolument moderne jusqu’à l’ostentation, j’en ressentais avec un certain malaise l’aspect glacial. Combler les uns, adoucir les autres… Je suis convaincu qu’aucun intérieur ne résiste très longtemps à un tel drame.
Et parmi toutes les souffrances qu’attisa le retour à la maison, la plus intense fut certainement la visite à la chambre — je dis bien à la chambre — prévue pour Jonathan. Impossible de l’éviter! Différer le moment où il faudra, inévitablement, pousser la porte et pénétrer dans cet espace si redouté, c’est augmenter d’autant la difficulté d’une étape de toute manière incontournable.
L*** s’y rendit la première, à peine entrée dans la maison, comme aimantée par le lieu. Je la suivis immédiatement, effrayé à l’idée qu’elle pût s’y trouver seule. La chambre contenait déjà les premières nécessités de la naissance, essentiellement des affaires pour le bain, des vêtements, pour la plupart prêtés par des amis, quelques jouets et un berceau vide dont la seule vue embrasait toutes les douleurs et les révoltes. Chaque objet semblait diffuser une sorte de présence larvée que son inutilité scandaleuse transformait en une infinie tristesse. Mais l’ensemble dégageait un air de dérision sadique qui me pétrifia le sang comme si j’étais entré dans un lieu hanté et que j’en eusse réveillé les fantômes.
L*** s’était agenouillée devant le berceau vide. Elle y déposa délicatement, telle une offrande précieuse, le petit canard jaune et le recouvrit d’un duvet en lui parlant comme s’il se fût agi de Jonathan. Alors, dans la chambre obscure et tout à coup étrangement déserte, j’entendis les quelques notes de la berceuse monter dans la pénombre, se mêler aux sanglots de ma femme et prendre peu à peu possession de l’espace. Et pendant une seconde, un tressaillement si violent me traversa le cœur qu’il me sembla, oui il me sembla que je n’y résisterais pas. Que, cette fois, il n’y aurait pas de retour. Que je ne surmonterais pas cet instant, ni son souvenir. Qu’il me poursuivrait avec le même acharnement que la conscience poursuivit Caïn.
L*** pleura longuement sur le berceau comme on pleure sur une tombe. A plusieurs reprises, avec une régularité mécanique, elle actionna l’anneau qui déclenchait la musique. Et cette innocente berceuse, monotone et mélancolique comme une cantilène, à mesure qu’elle se répétait, prenait pour nous la solennité d’un cantique, la profondeur d’un requiem. La douleur que nous ressentions à son écoute, c’était encore un peu de Jonathan. C’était tout ce qu’il restait de Jonathan.
La scène aurait pu durer indéfiniment. Je décidai d’intervenir. Je saisis L*** sous les bras pour l’aider à se relever. Je craignais une résistance de sa part mais elle se laissa faire docilement. Je l’emmenai dans notre chambre, l’aidai à se déshabiller, lui donnai moi-même le somnifère fourni par le pédiatre et attendis qu’elle s’endormît. Puis, à mon tour, j’avalai un somnifère…
Belle, admirable L***! En cet instant plus encore qu’à tout autre, tu m’as désigné des portes dont j’ignorais l’existence, tu les as ouvertes pour moi sur des mondes de sentiments inconnus que je n’aurais jamais explorés. Ton amour, ton courage, ton désarroi même ont su montrer à mes larmes le chemin de mes yeux, à mes yeux le chemin de la beauté. La véritable beauté à laquelle, ce soir-là, bien que voûtée sous le poids du chagrin comme une petite vieille sous le poids des ans, ta posture rendait toute sa mesure, tes sanglots tous ses accents. Et je t’aime parce que les voix de la mort qui menaçaient de faire en toi la nuit pure n’a pu éteindre le feu qui rayonne maintenant de tout son éclat à d’autres yeux. A mes yeux. Et je t’aime parce que l’épreuve t’a consacrée dans ta disposition naturelle à délivrer ces vérités essentielles que, trop longtemps, par ignorance, négligence ou orgueil, je n’ai su entendre. Et je t’aime parce que le tourbillon le plus violent t’a élevée à cette grandeur qui inonde l’expression de ton regard et qui désigne comme autant de valeurs illusoires tout ce que tes yeux n’éclairent pas. Et je t’aime parce que tu es la vie telle que je l’ai rêvée, imprévisible et charmante, et que jamais, au moment même où tu en mesurais tout le prix, tu ne l’avais autant incarnée. Tant que je saurai ouvrir ces portes dont tu m’as révélé, en cet instant, l’existence, tant que je saurai m’abreuver à la source de ta tendresse, tant que je saurai me rappeler pourquoi, un jour, je t’ai aimée, je t’aimerai.
Je m’étais souvent demandé comment des personnes affligées par un décès trouvaient encore l’énergie et la clarté d’esprit pour affronter aussitôt les tracasseries administratives et les démarches inhérentes à l’enterrement. Les jours suivants allaient répondre à mon interrogation. Mes parents étant trop âgés et malades, la mère de L*** résidant à New-York, son père en Colombie, nos amis travaillant, personne ne pouvait se substituer à nous dans l’accomplissement de certaines tâches délicates. Et le temps pressait.
Tôt le lendemain, nous nous rendîmes dans une entreprise de pompes funèbres, convainquîmes un curé, malgré un emploi du temps entièrement occupé par les vivants, d’accorder une cérémonie d’adieu à Jonathan. Puis, de retour à la maison, nous nous occupâmes du déroulement de la cérémonie, de la musique, des intervenants, du lieu d’inhumation et de la collation qui devait suivre comme nous le fîmes, sept ans plus tôt, pour notre mariage. Enfin, détail sordide parmi d’autres, il nous fallut récupérer le livret de famille aux services de l’Etat civil. L’acte de naissance de Jonathan à peine enregistré, nous devions de toute urgence, pour l’enterrement, y faire notifier le décès.
Nous accomplîmes ces démarches avec une facilité qui m’étonna. Dans la nécessité de faire face, envers et contre tout, le corps génère ses propres anesthésiants au point que, au comble de la douleur, on peut n’en ressentir aucune, aussi indifférent aux coups qui nous frappent qu’un sourd au vacarme qui l’entoure.
Hélas! Pour L***, cette apparente résistance ne dura pas. On n’imagine jamais le danger là où il se trouve réellement. Je craignais les tracasseries administratives, j’aurais dû craindre les amis. Je redoutais notre solitude, j’aurais dû redouter leur présence. J’avais pour seule expérience du chagrin celui que nous inflige une rupture amoureuse. Celle-ci demande, par compensation au complexe d’abandon qu’elle a réveillé, la présence rassurante d’autrui. J’ignorais que le deuil exigeât au contraire la plus stricte solitude. Je croyais qu’être entourée aiderait ma femme à affronter l’épreuve, cela précipita la crise. Aussi bien intentionnés qu’ils fussent, et précisément à cause de leurs bonnes intentions, nos proches commirent parfois les pires maladresses. Les hommes surtout, que la pression sociale contraint trop souvent à réfréner leurs sentiments, se montrèrent d’une gaucherie redoutable. Et il n’en est pas de pire que celle qui consiste à réconforter quelqu’un à l’aube de sa douleur. Car réconforter, c’est inévitablement nier la douleur. Et nier la douleur, c’est nier l’existence de ce qui la provoque… «Tu es encore jeune, tu auras d’autres enfants» furent les paroles les plus prononcées, les plus maladroites, les plus dévastatrices. «D’autres enfants», c’était nier l’existence de Jonathan… Et pour l’instant, lui seul comptait.
Les paroles les plus réconfortantes sont précisément celles qui ne visent pas à réconforter, mais qui reconnaissent la douleur de l’autre, qui en admettent le bien-fondé, qui en fustigent l’injustice, qui en plaignent l’intensité. D’abord compatir, ensuite réconforter. L’ordre est immuable. Mais la logique — ou le réflexe — des gens est inverse. Et les dégâts considérables. A plus forte raison lorsqu’il faut répéter sans cesse les mêmes explications…
L*** n’y résista pas.

p. 109 — 113

Selon les prévisions médicales, Jonathan aurait dû naître le 4 janvier, Ophélie le 29 décembre. Cette similitude de dates, à deux ans d’intervalle, fut évidemment générateur d’obstacles et d’angoisses. La grossesse de Jonathan, avant ce terrible jour du 28 septembre, s’était déroulée sans problème. Celle d’Ophélie, dès le deuxième mois, fut ponctuée de symptômes inquiétants, d’alertes incessantes — de la fausse couche à la naissance prématurée — qui forcèrent L*** à vingt-sept semaines d’alitement ininterrompu, avec un périlleux cerclage d’urgence à la vingt-troisième semaine.
Septembre fut, bien entendu, le mois le plus douloureux, celui où les alertes, logiquement, furent les plus violentes et les plus nombreuses. Allait-on revivre pareille épreuve? Contre cette terrifiante hypothèse, chacun tenta de trouver sa parade. L*** se persuada que sa présence aux mêmes dates, au même endroit, dans les mêmes circonstances, était un signe manifeste que la boucle du deuil se fermait. Moi, que le destin ne repasse pas deux fois de suite les mêmes plats. En apparence du moins, elle réussit mieux que moi. Elle avait déjà admis que la vie est un don, elle n’est pas un dû.
Pour occuper ses longues journées d’immobilité, elle entreprit la rédaction d’un journal. Au moment d’écrire ces lignes, je lui ai demandé la permission de le lire. Lecture édifiante! Par laquelle je mesure sa solitude dans cette épreuve et ma désolante incapacité à la réconforter. Ses amies s’en chargèrent. Moi, j’étais ailleurs, occupé à gérer mes angoisses dans une multiplication d’activités superfétatoires et à libérer mes tensions dans des éruptions de colère dont L*** elle-même devenait parfois la victime. Entre le 28 septembre et le 3 octobre, je relève tout spécialement ces phrases:
«Ici, maintenant, ne nous échappons pas de ce sac de peau! Je pense à Jonathan qui est né il y a deux ans. Je me sens triste de ne pouvoir me rendre au cimetière mais je sais qu’il comprendra et que, où qu’il soit, il sait que je pense à lui, à mon petit ange qui ne voudrait pas que je sois triste. Alors, je me calme, je respire, je me dis qu’il faut rester sereine, éliminer les mauvaises pensées, les visions négatives; ne voir que les choses positives, les beaux paysages maritimes de mon pays, le sable, le ciel immaculé, le soleil qui me réchauffe…
Aujourd’hui, c’est une belle journée qui commence. J’entends les oiseaux chanter. J’ai rêvé de ma princesse: elle était grande, avec les yeux bleus de son père et les cheveux noirs de sa mère…
Passé une bonne nuit un peu agitée toutefois par des rêves dont je ne me souviens pas. Sauf un qui m’a remuée: Jonathan était aux soins intensifs avec une masse de cheveux noirs, un peu gros. J’étais enceinte. Je voyais les bébés tous ensemble dans la même salle. On a mis Jonathan avec un autre bébé. Puis il est resté tout seul.
Je me suis réveillée à cet instant…
Jonathan a été baptisé le 2 octobre. Il aurait deux ans! Je suis triste, j’ai du chagrin, je pleure. En même temps, je me dis qu’il n’aimerait pas me voir pleurer. Au fond, je sais qu’il est bien là où il est, que c’est mon ange, qu’il nous aidera, qu’il guidera sa petite sœur dans la vie…
Aujourd’hui, 3 octobre. Deux ans que Jonathan est mort! Une cérémonie est prévue dans la petite salle à l’étage. Dieu sèche mes larmes et aide-moi à être forte! J’ai pensé aux belles choses de la vie, à la mer, au ciel, aux étoiles. J’espère que la nuit sera calme…»

Pardon L*** de n’avoir pas su être à tes côtés dans ces moments! Merci de m’avoir montré, par la force de l’exemple, que seuls la tendresse et l’amour porté jusqu’au don absolu de soi donnent à l’être sa grandeur et son humanité.
Ophélie resta en siège jusqu’à la trente-septième semaine. Impossible de la retourner! Elle est née le 10 décembre par césarienne. A sa venue au monde, elle avait les cheveux châtains, déjà bien fournis, les yeux bruns et ne mesurait que 46 centimètres…
Le présent laissait entrer l’avenir, le passé devait maintenant trouver sa véritable place. A partir de cette date, j’eus l’impression de revivre. En avais-je le droit? Certes, si on ne peut vivre en évitant le malheur, de même on ne peut vivre en évitant le bonheur. Pourtant, par instants, je crois que je ne reviendrai jamais tout à fait dans l’existence. Qu’il restera toujours une part de moi derrière moi, comme un petit morceau de nuit froide et silencieuse, quelque chose d’un malaise fugitif mais indélébile. Quelque chose qui s’appelle Jonathan. Et quand Jonathan viendra effleurer mon âme, alimentant mes préventions, mes amertumes, mes détresses d’homme seul, je sais qu’il me livrera à cette banale inquiétude, si souvent inavouée cependant, que la vie apporte à la plupart des êtres en leur retirant les forces et les espoirs qui la leur faisaient aimer.
Mais tout de même, peu à peu, pas à pas, j’ai fait du chemin. Bien sûr, je suis loin encore d’une acceptation sereine de l’éphémère; bien sûr, quand je souris au monde, je sens parfois monter la tristesse tandis que tombent, aussi lasses que moi, les feuilles des jours; bien sûr, n’en déplaise à Nietzsche, je conçois toujours la souffrance «comme un argument contre la vie» Cependant, — du moins me plais-je à le croire — je perçois un peu mieux ma vraie place parmi tout ce qui vit et meurt.
Au fond, c’est peut-être cela Dieu, cette toute petite lueur dans la grande nuit, cette flamme vacillante mais entêtée qui m’a donné juste ce qu’il fallait de confiance, dans l’obscurité, pour faire un pas, et puis un autre, et encore un autre. Jusqu’au sourire d’Ophélie. Cela ne résout rien, Cela permet seulement d’avancer, envers et contre tout, à travers cette atrocité des êtres et des choses, avec l’espoir que le monde finira bien un jour par se convertir à l’indulgence.
Souvent, je me sens «hors jeu» comme le jardinier d’Electre. J’aimerais, avant de quitter la scène comme lui, et malgré ces relents d’amertume dans ma bouche, faire miennes les paroles de son lamento, simplement parce que, en cette circonstance, je n’en vois pas de plus belles, de plus authentiques: «Je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m’approuverait, ferait un signe, qu’un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l’écho ma devise de délaissé et de solitaire: Joie et Amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu’une voix d’en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement: Joie et Amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D’abord par bienséance. Ce n’est pas dans le rôle d’un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c’est tellement inutile. On sent tellement qu’en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu’ils sont, et même s’il n’y en a qu’un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour. C’est tellement plus digne d’un homme de croire les dieux sur parole… Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n’est-ce pas? S’ils y tiennent absolument, qu’ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire silence, une seconde, une seconde de votre silence… C’est tellement plus probant. Ecoutez… Merci».