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Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Bureau des assassinats

Extraits de presse

Extraits du livre

Chronique , 240 pages , Ed. L'AIRE - 10/2011.

Extraits de presse

«Pierre Béguin voit le monde politico-financier et les crises qui l’accompagnent par ses jumelles en papier de bouquin. Il offre ici un regard tendre, caustique et dessillant sur nos aveuglements et les fausses lumières que ceux-ci trop souvent cautionnent.»

Pascal Rebetez

« Pierre Béguin commente et analyse les problématiques artistiques, politiques ou économiques actuelles à la lumière de la littérature, généralement classique. Un fait divers, une péripétie locale, une question sociale attire-t-il son attention? Le voici aussitôt mis en résonance avec un texte ou un auteur qui va lui donner un éclairage. (...) Ce que nous dit notamment l'auteur, c'est que les grands textes ne sont pas seulement des curiosités du passé, qu'ils ne sont pas uniquement des friandises délectables pour happy few, qu'ils gardent leur actualité et leur pouvoir et permettent de donner une profondeur au présent. La littérature transmet des vérités inaltérables, applicables à tous les temps et à beaucoup de lieux. Le Bureau des assassinats le démontre encore.»

Alain Bagnoud

Extraits du livre

- Bureau des assassinats

Le soir du 21 novembre 1916, dans sa luxueuse demeure californienne, couvert de plus de gloire et d'argent que n'importe quel autre écrivain de son temps, Jack London décide, pour hâter sa fin, d'avaler plusieurs doses de drogues mortelles. Il a quarante ans. Ainsi le prétendent du moins ceux qui soutiennent la thèse du suicide...
Parmi ses écrits inachevés se trouve un manuscrit commencé vers 1910 et assorti de notes relatant un dénouement possible. Le roman porte un titre superbe, Le Bureau des assassinats (The Assassination Bureau Ltd), qui désigne en fait une étrange œuvre de bienfaisance. Moyennant finance, cette société secrète assassine à la demande, pour autant que l'élimination des futures victimes soit une bénédiction pour la société. Aversion ou intérêt ne suffisent pas à l'établissement du contrat. Intraitable en matière d'éthique, le Bureau travaille selon des critères moraux très exigeants. Ainsi, avant de satisfaire son client, doit-il apporter une preuve irréfutable de mauvaise conduite de la victime désignée. Une fois déposée la demande d'assassinat, le prix réglé comptant, la preuve démontrée que cette personne fait du tort à la société, la mécanique meurtrière s'enclenche et ne peut être neutralisée en aucune manière: «Un ordre donné est un ordre exécuté. Nous ne pouvons exercer autrement notre activité. Nous avons nos règles, sachez-le !» précise le fondateur de cette étrange société, un certain Dragomiloff. C'est lui qui mène l'enquête sur la cible, c'est lui qui décide si l'assassinat est socialement justifié, c'est lui qui donne l'ordre d'élimination. Un être est considéré comme nuisible uniquement parce que Dragomiloff l'a jugé tel, une mort est considérée comme juste uniquement parce que Dragomiloff en a décidé ainsi. Quel que soit le statut social de la victime - commissaire de police, banquier, syndicaliste, dame de la haute société - si Dragomiloff juge qu'elle est brutale, sans scrupule, briseur de grève, avide, le contrat est exécuté. Sinon, faute de preuves suffisantes, l'argent est remboursé au client, moins 10% pour couvrir les frais de gestion. Les affaires sont florissantes...
Un jour, un jeune homme pénètre dans le Bureau pour présenter une demande d'assassinat très singulière : il paie le prix du meurtre d'une personnalité publique très importante qu'il ne nomme pas expressément. La demande est acceptée, à condition bien entendu que la culpabilité de la cible soit avérée. Alors seulement le jeune homme révèle l'identité de la victime : Dragomiloff en personne. Le Bureau ne revenant jamais sur sa décision, Dragomiloff se voit contraint d'accepter la demande de son propre assassinat et, donc, d'enquêter sur sa conduite afin de décider, en toute conscience, si son élimination est socialement justifiée. Car la logique du Bureau des assassinats est si parfaitement conçue qu'elle ne peut être neutralisée que par la destruction de son créateur...
Près d'un siècle plus tard, l'idée de Jack London qu'un mécanisme social peut atteindre un tel degré de perfection dans son activité fanatique que seule l'élimination de ses créateurs permet de le détruire ne manque pas de réincarnations modernes. Bijou de suspense et d'humour grinçant, le roman est resté inachevé en 1916 (reconstitué et publié en 1963) mais le Bureau n'est plus vraiment imaginaire. Il peut avoir pignon sur rue, par exemple, être multinational, afficher fièrement sa raison sociale, se dissimuler derrière un écran d'innombrables actionnaires anonymes, revendiquer des assassinats ou des attentats barbares politiquement justifiés, protéger ses prédateurs sexuels ou financiers, ses mécanismes envahissent tous les domaines de l'activité humaine partout où le profit est possible, la purification souhaitée, le fanatisme affiché ; il reste indifférent aux conséquences qu'il initie, aux vies qu'il écrase, aux écosystèmes qu'il détruit, insensible à l'élimination de tous ceux qu'il considère comme les fléaux de la société ; il accumule le plus souvent les bénéfices en quantité illimitée sans égard pour les coûts qu'il engendre en terme de destruction et de vies, dès lors que son action est autoproclamée bénéfique à la société... Cette structure mercantile que nous avons élaborée comme moteur économique de notre société libérale, conçue pour atteindre son but à n'importe quel prix, aboutit le plus souvent à des bénéfices dont nous sommes destinés à être progressivement exclus. En dernière instance, même les plus riches et les plus puissants ne survivront pas à l'épuisement qu'ils auront programmé. Alors, comme dans le roman de Jack London, ces systèmes, aussi perfectionnés soient-ils, se détruiront eux-mêmes par la liquidation inévitable de leurs créateurs. Mais ce qui est plus inquiétant encore dans toutes ces résonances contemporaines du Bureau des assassinats, c'est que chacun d'entre nous, soumis à l'enquête de Dragomiloff, serait certainement - et le plus souvent à juste titre - déclaré socialement nuisible, donc justement éliminé...
Jack London exprimait en ces termes cette logique paradoxale de Dragomiloff dans laquelle pourtant tout le monde peut se reconnaître : «j’ai rencontré des gens que la brutalité des combats de boxe rendait fous d'indignation et qui, en même temps, étaient partie prenante dans le commerce d'aliments frelatés qui tuent chaque année plus de bébés que n'en a tué Hérode lui-même de ses mains sanglantes. Tel rédacteur, qui publiait des annonces vantant des spécialités pharmaceutiques et n'osait pas imprimer dans son journal la vérité sur lesdites spécialités de peur d'en perdre le budget publicitaire, m'a traité dedémagogue crapuleux parce que je lui disais que son économie politique datait et que sa biologie était contemporaine de Pline...»
Le 22 novembre 1916, après un jour d'agonie, Jack London s'éteint dans sa luxueuse demeure californienne acquise grâce aux droits d'auteurs issus de l'édition capitaliste qu'il méprisait tant. Quelques mois plus tôt, il avait rendu sa carte au parti socialiste «à cause de son manque de combativité et de son désintérêt de la lutte des classes...».

- La bêtise des intelligents

«Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt» écrit le philosophe écossais David Hume dans son Traité de la Nature humaine (1739). Manière de ramener les principes rationnels à des liaisons d'idées apprises et fortifiées par l'habitude ou l'éloignement. Et de fonder la raison comme instrument privilégié du calcul utilitariste et égoïste. En ce sens, cette citation pourrait servir d'explication à l'aveuglement ou à la sottise de certains dirigeants ou puissants de ce monde, aussi incapables de décoder les signaux inquiétants qui s'allument un peu partout dans le monde, en Grèce ou ailleurs, que ne l'étaient les aristocrates russes ou français à comprendre l'imminence de la révolution face à la misère du peuple.
Mais cette citation pourrait surtout servir de devise aux marchés financiers. Un trader spécialisé dans le forex (foreign exchange) me racontait comment il lui était arrivé d'espérer une guerre au Moyen-Orient - et de s'en réjouir le cas échéant - parce qu'elle allait immanquablement valoriser ses spéculations en devises. Et de s'amuser de l'explosion de joie d'un collègue, qui avait misé à terme sur une baisse du dollar, à l'annonce des ravages occasionnés aux côtes américaines dans le Golfe du Mexique par l'ouragan Katrina. Ainsi va le monde financier pour qui un gain immédiat vaut largement la destruction à court ou moyen terme de tout le système, quand ce ne serait pas de New York en entier pour autant que Wall Street soit épargnée. Un fonctionnement qui définit bien ce que le cinéaste Luis Buñuel appelait la bêtise des intelligents, la plus redoutable de toutes les bêtises, dont le 20e siècle nous a montré à quelle monstruosité elle pouvait mener.
Commentant l'incroyable sottise des banquiers naufragés dans l'inondation des subprimes qu'ils ont eux-mêmes initiée, Pascal Couchepin semblait incriminer, sans vergogne, des études trop spécialisées, livrées aux diktats des pressions extérieures, modelées par le monde économique au point d'en devenir le reflet fidèle, et qui ne formeraient finalement que des machines à calculer sans la capacité de penser le monde de manière libre, consciente et autonome, au-delà de leur «utile propre» (Spinoza). Au fond, exactement ce que la plupart des enseignants, depuis des décennies, ne cessent de dire, de répéter, d'écrire, contre les pouvoirs économique et politique, Couchepin en tête, partout où l'école républicaine - institution véritable du souverain peuple, lieu préservé des modes et des intérêts économiques, où le futur citoyen s'instruit et forme en toute indépendance son autonomie et son sens critique - est mise à mal, pour ne pas dire à sac, partout où le savoir et la culture sont devenus suspects, partout où ceux qui s'obstinent à vouloir les transmettre sont traités d'affreux réactionnaires. C'est-à-dire partout. Certes, nous n'allons pas prétendre que des études humanistes, qui ne massi fieraient pas l'ignorance de peur de produire une élite pensante et instruite, non assujettie a priori au monde économique, remettrait par enchantement le monde et la logique individuel à l'endroit, permettant naturellement à chacun de dépasser son «utile propre» et de comprendre qu'une égratignure à son doigt vaut tout de même mieux qu'une destruction du monde entier. Encore une fois, le 20e siècle nous a montré que des hommes cultivés, à la sensibilité artistique, musicale, pouvaient très bien se transformer en monstres. Il n'en reste pas moins que, à l'inverse, une école qui ne serait plus qu'un simple rouage du modèle économique, où l'on confondrait information et enseignement, adaptation et connaissance, emploi et formation, une école dissoute dans la société civile et sa panoplie de supermarché où le productif seul définit les compétences et les qualités humaines, offrirait au système financier un terrain nettoyé de toute distance critique, de toute hauteur de vue et de toute forme de contestation. Considérer alors que la destruction du monde entier vaut mieux qu'une égratignure à son doigt est l'aboutissement logique d'une telle éducation. Le paradoxe, c'est que cet acharnement à détruire les valeurs de l'école républicaine et laïque vient précisément de ceux qui en sont issus, que cette volonté de supprimer les futurs premiers de classe a pour agents volontaires les anciens premiers de classe qui ont su faire valoir leurs titres pour accéder à la position dominante. Voudraient-ils là aussi asseoir leur pouvoir en éradiquant toute forme de contestation future ? Quitte à détruire le système entier plutôt que de risquer une égratignure à leurs prérogatives ?
Il faudrait savoir par quelle tortueuse logique les sociétés évoluées, à partir d'un certain degré de civilisation, se mettent invariablement à œuvrer dans le sens de la destruction des valeurs même qui ont fondé leur évolution (une thèse développée par exemple dans le merveilleux film de John Boorman Excalibur). La liquidation programmée de l'école républicaine laïque et gratuite, appuyée, consciemment ou non, par une grande majorité des citoyens, par les médias et les partis politiques en est une représentation édifiante (une bonne partie de la gauche, et certains enseignants avec, n'ont toujours pas compris qu'on se servait de leurs dogmes égalitaristes pour imposer des réformes dont la fonction première est, non pas de réformer le système, mais d'activer son déclin). Et le futur «chèque formation» attribué aux écoles privées constitue une étape décisive dans ce processus de destruction organisée visant toute forme de résistance au pan économique. Au final, quelles que soient les raisons avancées, tous sont prêts à détruire le système plutôt que d'égratigner leurs intérêts, leurs a priori, leurs ressentiments, leurs frustrations, leurs préjugés, leur égoïsme, leur dogme. Appelons cette logique la bêtise des intelligents, et rappelons qu'elle est, entre toutes, la plus redoutable...

- L'impossibilité d'une île

Au-delà des dangers naturels qui la menacent, l'île reste la plus grande usine à rêves. De l'enfant qui s'imagine l'île déserte comme la quintessence de l'aventure, à l'adulte qui y projette la fin de ses tourments ou son envie de tout recommencer à neuf, jusqu'au milliardaire qui y concrétise un monde protecteur et préservé à l'unique reflet de sa richesse. L'île répond à ce fantasme absolu : tout effacer, tout imaginer, tout recommencer à partir de rien. De rien ? Pas tout à fait. Car une virtualité lui reste indissociable : la possibilité d'un trésor enfoui. Réponse symbolique à cette douloureuse certitude que, dans la routine de notre vie, nous sommes condamnés à la répétition, à la monotonie, à la médiocrité, et qu'aucun trésor - à part l'amour fou, l'oncle d'Amérique ou un billet de loterie - ne peut magnifier, voire transformer notre quotidien. A moins d'une prise de risque absolue, du courage de faire table rase des habitudes, du confort, de la sécurité, bref de tout ce qu'on ne trouve pas dans une île et qui conditionne la possibilité du trésor. Oui ! Pour transformer notre citrouille de vie en carrosse, il nous faudrait oser les conditions d'une île. Sinon, pas de trésor. Mais qui tente vraiment sa chance ? La littérature moderne a très bien su s'emparer de ce mécanisme : de l'île de Robinson à celle de Monte-Cristo jusqu'à l'admirable Ile au trésor de Stevenson - la perfection même du roman d'aventures - l'île est le lieu par excellence de mutation de la chrysalide. D'où le trésor...
Sauf pour Hergé. Et cette exception est assez curieuse de la part de celui qui a su, avec un art consommé de l'opportunisme, s'approprier tous les stéréotypes et clichés qui rôdaient à sa portée. Chez lui, nul attrait de l'île, nul trésor dans ses entrailles, nulle métamorphose du naufragé. Mais des lieux inhospitaliers, sinistres, noirs et peuplés d'animaux féroces ou inquiétants (un gorille, une araignée géante, des singes qui tirent à la carabine ou un énorme varan). Et, surtout, pas de miroitement d'or mythique caché sous la terre, si ce n'est, le cas échéant, les comptes bancaires d'un milliardaire vidés sous la contrainte ou des faux billets fabriqués en série. De la fausse monnaie, une île ! Au fond de ses entrailles, rien d'autres que de la fausse monnaie ! Si l'on peut deviner aisément l'influence du Stevenson de L'Ile au trésor dans l'épopée flibustière, les horizons lointains, les trésors enfouis et les exils insulaires du Secret de la Licorne; si le rythme et l'émerveillement produit par les récits de piraterie sont habilement métaphorisés par les réactions de Tintin et du capitaine Haddock, Hergé, à l'inverse d'Ulysse découvrant la jeune Nausicaa, n'en reste pas moins sourd aux chants des sirènes insulaires : on ne peut qu'y compter les jours sur une croix comme l'ancêtre de Haddock, creuser la terre en vain et mourir de solitude. Inutile de s'énerver, de forcer votre destin, tout finira par vous retomber sur le crâne en pluie d'objets, de noix de coco ou de lave en fusion. Le ton est donné d'amblée par l'accueil : le sable vierge des plages paradisiaques cache un morceau d'épaves sur lequel butte douloureusement le capitaine et un crabe pinçant rageusement les orteils des Dupondt. Par la suite, ce ne seront que squelettes éparpillés, perroquets insultants et singes vous transperçant la casquette à coup de carabine. On ne se rend sur une île, lieu stérile parsemé de signes de mort, que par accident ou nécessité, ou par détournement d'avion. Et l'on en repart dès que possible, pour autant qu'on en ait les moyens. Sinon, comme pour François de Hadoque, l'île devient prison. Ou se désintégrera dans une explosion volcanique.
Anecdote significative : quand il fallut redessiner Le Trésor de Rackham le Rouge, Hergé tenait mordicus à un îlot, comme pour en souligner l'aspect dérisoire et le vide sémantique. E.P. Jacobs, qui voulait une véritable île, finit par l'emporter mais l'auteur de Tintin lui tint longtemps rigueur de ce choix. Peu importe, au fond, puisque le trésor, cherché en vain sur l'île, se trouve à Moulinsart, lieu de la sédentarisation et de l'embourgeoisement, où les personnages vont s'installer pour l'éternité. A cette même époque, Hergé s'achète une propriété à Céroux-Mousty, près de Bruxelles. Pour nécessaire que fut le passage sur l'île, il n'en reste pas moins un fantasme, une impossibilité, une illusion à laquelle il faut renoncer rapidement. La sagesse - ou la prudence - bourgeoise est à ce prix...

- Contre la méthode

La science est avant tout humaniste. Aucun prétendu argument ne m'énerve davantage que celui qui balaie toute contestation par ce stupide revers de formule : «C'est prouvé scientifiquement !» Pour paraître sérieux, tout doit devenir scientifique dans notre vie : sciences politiques, sciences économiques, sciences de l'éducation... Même la médecine, qui se glorifiait d'être un art, s'enorgueillit maintenant d'être une science. Quand donc comprendrons-nous que la science n'est jamais aussi scientifique qu'elle le prétend ? Alors oui, pour parodier Sartre, je dirai que la Science est un humaniste... qui veut s'ignorer.
Voilà pourquoi j'ai pris un réel plaisir - peut-être un peu revanchard - à la lecture du plaidoyer provoquant de Paul Feyerabend - l'un des principaux philosophes de la science contemporaine - pour un savoir libertaire contre tout carcan méthodologique. Dans ce livre intitulé Contre la méthode, esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance (Ed. Points, Sciences), le philosophe s'en prend au dogmatisme caché des épistémologues, renvoyant dos à dos partisans de l'inductivisme et du falsificationnisme, prônant l'adoption d'une méthodologie pluraliste. Rappelons tout d'abord que, depuis Aristote, la conception traditionnelle et empiriste de la science privilégie la connaissance par induction : elle forge ses théories à partir des faits observés et des données de l'expérience, lesquels doivent corroborer ces théories. Pour plus de sécurité, elle exige comme caractéristique spécifique la double assurance de compatibilité : la compatibilité entre ses hypothèses théoriques (« condition de compatibilité») et la compatibilité de ces dernières avec les faits et les données expérimentales (accord avec les faits). A l'inverse, le falsificationnisme soutient qu'on peut seulement réfuter une théorie par des contre-exemples, mais jamais la vérifier ou la corroborer. Pour Feyerabend, ces deux méthodologies reposent sur une vision simpliste tant des «faits» et des «données» de l'expérience, que de la rationalité et de la logique prévalant en science. Le soleil se serait-il levé des milliards de fois, qui nous prouve qu'il se lèvera encore demain ? (le poète, au contraire, admet l'hypothèse : Si le soleil ne revenait pas.) Et si nous avions toujours agi selon les principes du falsificationnisme, nous aurions dit adieu à beaucoup de théories actuellement utilisées. En réalité - et Feyerabend prend un malin plaisir à nous l'exposer -, l'histoire de la science montre que ces méthodologies sont impraticables, que le progrès a été possible parce que les scientifiques en ont toujours violé les principes, que les grandes révolutions de la science se sont réalisées au prix d'une infraction à la condition de compatibilité des éléments théoriques, et que la compatibilité avec les faits n'est obtenue qu'à force d'ajustements d'approximations ad hoc. La science avancera plus sûrement par une méthodologie pluraliste, en confrontant les théories, en acceptant les contre-exemples, même les plus absurdes : «On trouve quelques-unes des plus importantes propriétés par contraste, et non par analyse» (p. 27). La médecine en est peut-être l'exemple le plus évident. Condamnée par les colonisateurs occidentaux parce que non explicable scientifiquement, la médecine traditionnelle chinoise fut longtemps reléguée au rang du folklore local. A l'inverse, la médecine occidentale fut exclue de Chine parce qu'identifiée à une science bourgeoise. On commence seulement à admettre que la confrontation des deux médecines pourrait aboutir à des découvertes intéressantes.
Le livre de Feyerabend a ceci de revigorant, de nécessaire, qu'il lutte pour le pluralisme d'opinions, contre le chauvinisme scientifique, c'est-à-dire contre cette tendance bourgeoise, façon Homais, à penser que «ce qui est compatible avec la science doit vivre, ce qui n'est pas compatible avec la science doit mourir» (p. 51). Une citation qui n'est pas sans nous rappeler cette fameuse réplique de M. Bahis dans L'Amour médecin : «Mieux vaut mourir dans les règles que de réchapper contre les règles» (Acte II, sc.6). Trois siècles et demi plus tôt, comme Feyerabend mais à sa manière, Molière polémiquait déjà contre l'étroitesse des dogmes. Comme dans l'Avertissement des Fâcheux où il refuse d'examiner, à propos de la comédie, «si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles». Ou dans La Critique de l'Ecole des femmes où Uranie s'exclame : «Quand je vois une comédie, et que je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendaient de rire. » Les dogmatismes de tout crin ont toujours eu la vie dure, et spécialement ceux qui concernent la science depuis que cette dernière, à partir du 19e siècle, a définitivement admis l'économie comme sa maquerelle. Mais ça, Feyerabend ne le dit pas.

- Tu seras une femme, ma fille...

Ma fille cadette a eu deux ans en juillet dernier. A cette occasion, elle a reçu son premier courrier personnel signé H&M. Bienvenue dans ton futur monde, ma fille ! Avant d'y entrer, écoute les conseils de ton père :

Si tu peux plonger avec délectation dans le néant consumériste et entretenir ta névrose par des achats compulsifs et pathologiques qui révéleront, la cinquantaine venue, le vide de ton existence ;
Si tu peux passer de l'être à l'avoir, puis de l'avoir au paraître parce que tu «le vaux bien» ;
Si tu peux apporter ta contribution civique à l'essor économique en investissant massages, thalassothérapies et boutiques en périodes de soldes ;
Si tu peux te vouer à des activités aussi essentielles que les régimes à base d'algues ou les repas weight watcher, voire, dans une pieuse immobilité, à la prière adressée au Dieu concombre étalé sur ton visage ;
Si tu peux limiter tes angoisses à la seule obsession maladive des régimes alimentaires basses calories ;
Si tu peux revendiquer ton émancipation à coups de colifichets, de produits de beauté et de crèmes miracles antirides ;
Si tu peux te vautrer dans la puissance maternante du pouvoir consumériste et te maintenir ainsi dans l'infantilisme et la sotte béatitude ;
Si tu peux te satisfaire, comme valeurs absolues, de la futilité, de l'apparence et du narcissisme, et circonscrire tes exigences de communication aux considérations sur la dernière coiffure à la mode, le sac qu'il faut absolument avoir, le lieu où il faut absolument se faire voir ;
Si tu peux confondre création avec cette dégradation mercantile qu'on appelle la mode, fût-elle de haute couture, et limiter tes exigences esthétiques au dernier « must » vestimentaire qui construira ta personnalité ;
Si tu peux livrer ton nombril bienheureux aux joies du marketing et de l'abrutissement généralisé tout en tournant résolument le dos aux choses mortifères de la culture et de l'esprit ;
Si tu peux t'enthousiasmer pour des séries télévisées américaines truffées de poncifs féministes où défilent frustrées castratrices et dindes hystériques occupées à combler leur ennui de femmes modernes et libres dans des intrigues amoureuses de midinettes ;
Si tu peux croire la vulgate psy des magazines féminins qui décline ton identité propre en termes d'intuition, de capacité à l'écoute, de dons innés d'organisation et d'analyse des rapports humains ;
Si tu peux te pâmer devant ceux qui te disent ou qui te chantent, tout dégoulinant de sincérité bêlante, «Femmes, je vous aime» ;
Si tu peux nourrir le rêve d'une future carrière de mannequin, d'actrice ou de chanteuse Star Ac dans le but ultime de contempler ton reflet brillant dans l'œil d'une caméra et d'être admirée par une foule d' adolescent(e)s en mal de reconnaissance ;
Si tu peux participer de tout ton nombrilisme, le string en étendard et sans même en avoir conscience, à cette alliance de l'ultralibéralisme et de l'idéologie du bien-être égotiste comme stade ultime du progrès humain ;
Bref, si tu peux te soumettre aveuglément à cette dictature aux allures de libération ;
Alors tu seras une femme, ma fille...