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J'ai compris

Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 192 pages , Ed. Philippe Rey - 01/2013.

Sélection Prix Chronos, Paris, 2014

Extraits de presse

Je veux mourir, mon enfant...

Astrid de Larminat, Le Figaro littéraire, 10 janvier 2013

« L'écrivain genevois raconte dans un poignant et questionnant "Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure" l'euthanasie programmée par son père et sa mère »

Isabelle Falconnier, L'Hebdo, 3 janvier 2013

"Aimer, c'est reconnaître à l'autre sa liberté, fût-elle mortelle"

Jean-Michel Olivier

Adieux programmés

Marc-Olivier Parlatano

Extraits du livre

Extrait 1

Depuis trois semaines, je connais le jour et l’heure.
Depuis trois semaines, je m’efforce de vivre le plus normalement possible malgré cette sensation de déphasage qui donne aux paroles et aux gestes une étrange vibration d’irréalité. J’imagine les mots ultimes, les regards définitifs, sans parvenir à les inscrire dans une souffrance concrète, désespéré par ma propre impuissance à me sentir d’avance affligé.
Depuis trois semaines, je sais ce qu’aucun être humain ne devrait savoir. Ce sera le 28 avril à 14 heures. Ainsi en ont-ils décidé. Non pas que cette date revête pour eux une importance particulière ou symbolique. Simplement, pour des considérations qui m’échappent, elle semble leur convenir.

Leur décision fut prise par étapes douloureuses mais la funeste échéance me fut annoncée avec le détachement qui convient à un banal rendez-vous donné au détour d’une conversation. Elle rompait pourtant si radicalement avec l’image que je m’étais faite d’eux qu’elle m’a paru de prime abord plus inconvenante que tragique. A mes yeux, ils auraient dû endurer passivement, à mi-chemin entre la misère qui détruit et le luxe qui aliène, la destinée obscure et rigoureuse qu’ils se sont faite, s’éteindre silencieusement comme deux lampes qui manquent d’air, au bout d’une vie de courage et de patience, et s’en aller sans déranger personne, ensevelis dans un linceul d’humilité, avec l’héroïsme muet des petites gens. Je les croyais résignés à subir l’impitoyable loi du vae victis que l’existence réserve à tous ceux qui en ont fait le tour. Cette révolte ultime contre le sort est sûrement la seule qu’ils se sont permise au terme d’une trajectoire toute d’acceptation, de conformisme et de frustrations consenties.

Tout s’est précipité avec la chute de mon père dans l’escalier, en décembre dernier. Puis ma mère a chuté à son tour en sortant du lit. Et mon père encore. Et tout à coup, la vie est devenue sa négation: non point la mort, qui en est la conclusion, mais un état insensé de douleurs et de tourments, les figeant, inutiles, privés de rôle, dans cet insipide relâche qui ne s’ouvre sur aucun espoir d’avenir.
Quelques mois plus tôt, une vile arnaque les avait révélés à la conscience de leur déclin. Deux grands types aux allures patibulaires leur ont imposé au prix fort une réparation fictive du toit de la maison, par ailleurs en parfait état, qu’ils n’ont pas osé contester par crainte des représailles. Une humiliation vécue dans le déni, la peur et la honte, prémices probables à cette conviction de leur indignité dans laquelle ils se sont enfermés définitivement…
Alors que je les surveillais, tous les deux couchés, vidés, exténués, murés dans un silence trop lourd pour mes timides tentatives de dialogue, mon père, les yeux toujours fixés dans le vide, sur le ton le plus anodin, a enclenché les affres du compte à rebours:
  – Si tu es d’accord, on va partir. Il nous reste le suicide. On s’est inscrits à Exit

Extrait 2

Comment pourrais-je les juger dans l’extrême solitude de leur décision? Ou de leur résignation? Cette incapacité à communiquer me paraît rendre compte avant tout des influences, des contraintes, des conditionnements même de leur destinée, et ne peut trouver d’explications qu’à l’intersection du psychologique et du sociologique. L’introspection, l’attention portée à son intériorité, la possibilité de manifester ses états d’âme sont un luxe qui leur était interdit, autant par leur condition, leur éducation paysanne et protestante, que par un air du temps qui ne soufflait pas dans ce sens. Ils sont avant tout le produit d’une époque, d’une empreinte sociale et morale qui relègue toute dimension psychologique à l’arrière plan. Leur biographie repose sur le socle de cette double aliénation qui semble les avoir dépossédés de leur vie intérieure, pour le moins du langage propre à en exprimer les nuances, qui a fait d’eux des jouets d’un contexte, d’un cadre, de principes déterminant et rongeant une bonne part de leur existence.
Leur premier souci a été de tenir leur place – non pas leur rang, ils n’en revendiquent aucun, mais leur place – avec son corollaire inverse, l’angoisse d’être «déplacé», de commettre un impair. Cette terreur paraît tout entière contenue dans cette exclamation lancinante de ma mère, que j’ai entendue tant de fois comme l’évocation de la pire des souffrances que je pouvais lui infliger: «Tu ne vas tout de même pas nous faire honte!». Pour un vêtement «pas comme il faut», un comportement pas assez lisse, trop excentrique, pour une fille, une «déséquilibrée» qui n’offrait pas les garanties d’une bonne éducation, qui «avait mauvaise façon» ou qui n’était pas «bien élevée», c’est-à-dire pas assez polie puisque tel était l’unique examen qu’elle devait impérativement réussir (en cas d’échec: «C’est rien de sorte, cette féniôle que tu nous as amenée!»), tout pouvait devenir source de honte; donc tout était motif d’angoisse. A plus forte raison que cette obsession n’excluait pas la symétrie: «Est-ce qu’on t’a une fois fait honte!» m’a souvent demandé ma mère, à la fois fière et inquiète.
«Faire honte» est la peur la plus invalidante de leur existence. Toute action soumise à cette contrainte se voit freinée, immobilisée même par le poids de la gêne, la crainte de la faute, de l’erreur, et couverte par l’ombre de l’avanie. Toute ma vie, en gage de mon amour filial, j’ai dû répondre à cette injonction absolue de ne jamais leur «faire honte». Et j’affirme que toute leur vie fut asservie à la réciproque. D’où leur haine de l’ostentation, de l’arrogance, de l’exhibition faraude. D’où aussi ce malaise qu’ils éprouvent dans les milieux plus aisés, ces paroles trop aimables, ce ton trop déférent qu’ils adoptent spontanément, comme pour mieux se faire pardonner de n’être pas restés à leur place, et qui les relèguent irrémédiablement au rang des inférieurs. Cette volonté de ne pas «faire honte», pour ainsi dire consubstantielle à leur complexion, joue probablement un rôle décisif dans ce choix d’interrompre leur déclin pour éviter l’indignité d’une lente agonie.
Leurs sentiments m’ont toujours semblé s’exprimer au travers d’une sorte de brouillard qui a fini par assombrir mon paysage intérieur. Tristesse, ou gaieté, n’est jamais pleine ou entière, l’abandon aux émotions rigoureusement contrôlé, le désespoir faussé par la résignation, l’ivresse du bonheur par la conviction de sa vanité. Seule la colère trouve sa voie directe et se manifeste totalement. Aussi explosive qu’elle puisse être, elle sait toutefois se cantonner à la sphère privée et éviter l’inconvenance des débordements publics.
Ma mère surtout est passée maîtresse dans l’art de déjouer les regards critiques. Elle a dû l’apprendre de son enfance. Dans ce petit village de la campagne genevoise où elle a grandi, à une époque où libération ne rimait qu’avec perdition, à plus forte raison pour le sexe féminin, où une bonne part de la vie sociale se limitait à surveiller ses voisins avant la séance de commérage chez l’épicier, une jeune fille, étouffée par l’obsession d’être montrée du doigt, ne pouvait que se conformer à l’image qu’on se faisait d’une personne «sérieuse», «bien comme il faut», et adapter son comportement à la morale commune. Elle en a conservé un pli indéfectible. Je l’ai toujours vue agir avec une grande intelligence sociale, le cas échéant percevant son infériorité et l’annihilant en se réfugiant derrière le paravent de la politesse, des bonnes manières, de la neutralité d’un discours dépourvu de toutes opinions personnelles, et d’une écoute sans faille aux humeurs et aux doléances des gens. Elle ne parle jamais d’elle, c’est une règle incontournable. Et si la conversation bascule sur la pente politique et menace d’échauffer les esprits, elle y injecte discrètement des formules conclusives propres à étouffer dans la braise un possible début d’incendie: «On ne sait pas comment ça va finir tout ça», comme pour dire qu’il est inutile d’en parler. Une formule qui précède de peu sa phrase fétiche, celle qui doit porter le coup de grâce à toute divergence, à toute complainte: «Enfin, il faut être reconnaissant». Je n’ai jamais su exactement de quoi il fallait être reconnaissant; probablement de vivre, de manger et d’être aimé des siens, ce qui, il faut bien l’admettre, devrait largement suffire à notre bonheur sans qu’il nous faille encore nous battre les flancs par des jérémiades déplacées ou des opinions dérisoires. En même temps, la phrase justifie un immobilisme social tout en exprimant l’idée que sagesse et stoïcisme ne font qu’un, que l’acceptation courageuse de son sort est une donnée intangible, qu’il faut néanmoins «aller de l’avant» tout en sachant qu’on ne peut pas être plus heureux qu’on ne l’est. En est-elle certaine ou cherche-t-elle à s’en persuader?
A quelques heures de l’issue fatale, affaissée, rapetissée, avançant à demi courbée par la douleur avec cette chair abandonnée qui semble hésiter entre la vie et la mort, est-elle toujours reconnaissante? J’aimerais en être convaincu. Comme j’aimerais être convaincu que sa maladie ne doit rien à une vie de pulsions et de désirs refoulés, ni que cette crainte d’être méjugée, cachée derrière une exquise amabilité, ne l’ait rongée de l’intérieur et ne vienne perturber jusqu’aux frontières de son existence une décision qu’elle a voulue irrévocable. Comme un rempart, pour mieux atomiser les critiques, elle a élevé l’ordre, la propreté, la discipline au rang d’une esthétique absolue. Cette exigence l’empêche-t-elle de vivre avec ses fragilités, ses manques, ses limites? Dans quelle mesure infléchit-elle son choix?

Extrait 3

Par moments, un quart de seconde pendant lequel la réflexion est en retard, l’idée de leur mort s’absente de ma pensée. Chaque retour de réalité est brutal. Ma mère a dû vivre les mêmes sensations à l’approche de l’issue fatale, à la différence que ses absences semblaient se prolonger de manière inquiétante.
Hier matin, peu avant son ultime petit déjeuner, quelques heures avant le geste fatal, elle m’a demandé sur le ton le plus anodin:
  – Ça fait combien de temps qu’on est arrivés?
Je lui ai fait répéter la question pour me donner la possibilité de préparer une réponse qui pût paraître adéquate. Puis, comme je n’en trouvais aucune:
  – Où sommes-nous? A la maison?
Sûrement pensait-elle que sa mort devait se dérouler dans un autre lieu, à l’hôpital ou ailleurs? Ou simplement, mal réveillée ou encore sous l’effet des somnifères, se trouvait-elle toujours dans cette zone indéterminée où l’on ne sait pas encore qui, de la réalité ou du rêve, va l’emporter? Devant l’issue imminente, l’angoisse la submergeait, elle perdait son autonomie de pensée, sa raison défaillait. Un instant, j’ai tressailli à l’idée qu’elle pût échouer à son dernier examen. C’est alors que la réalité m’a happé, que j’ai commencé à intérioriser l’événement et à sortir de cette dimension abstraite où la mort ne me concernait pas. Lentement, posément, je lui ai expliqué la situation. Elle semblait perdue. Elle est montée à l’étage d’une démarche hésitante, voûtée comme jamais, le visage déformé par la douleur, mais avec cet air buté sur un destin qu’elle aurait voulu vaincre. Elle cherchait quelque chose:
  – J’avais une valise en venant ici!
Il y avait de l’incompréhension et du désespoir dans ses yeux opaques. Elle a voulu fermer les volets. Je lui ai dit que c’était inutile.
  – Pourquoi? me répond-elle avec une expression d’étonnement naïf, quand on part, on ferme les volets, non?
Puis elle ajoute sans me laisser le temps d’une réponse:
  – Ce soir, on couche ici?
A nouveau, lentement, posément, je lui explique la situation. A son regard apeuré, je comprends qu’elle revient brutalement dans la réalité. Alors elle a eu ces mots terribles qui m’ont pétrifié:
  – Je n’arrive pas à croire que je ne vais plus jamais parler!
Un instant, j’ai eu l’impression qu’elle s’abandonnait enfin à l’idée qu’elle allait mourir, comme si elle avait admis que cinq heures à peine la séparaient d’une échéance qu’elle refoulait au moins autant qu’elle la désirait. Elle avait conservé son peignoir et l’on voyait les os saillir entre le cou et la poitrine. La peau fripée était couverte de petites veines bleues, ses bras décharnés portaient encore les traces du cathéter nécessaire à ses traitements d’antibiotiques. Il y avait quelque chose de sauvage dans son attitude, ses mouvements, sa physionomie.
Pendant quelques secondes, j’ai imaginé nos deux vies comme par-delà la rampe d’un escalier, à la manière d’un enfant qui se pencherait dans la vide jusqu’à la rupture d’équilibre pour en éprouver le vertige. Quelle place conserverait-elle en moi après son départ? J’ai senti dans un haut-le-cœur qu’elle allait ouvrir un trou à l’intérieur, un trou qui ne se refermerait jamais et qui m’insufflerait du chagrin le reste de mon existence, que je ne serais plus qu’un égaré en quête incessante du visage radieux de sa mère. J’ai eu subitement très peur que mon équilibre n’y résistât pas. Que sa mort, d’une certaine manière, ne fût aussi la mienne…
  – Ce qui m’effraie, c’est la perspective de rester morte aussi longtemps!
Cette remarque absurde, qu’elle avait formulée pour elle-même, m’a extrait d’un coup de ma sensation de vertige. Elle s’était remise à ses rangements dans une sorte d’impatience frénétique, assemblant des vêtements, cherchant au bord des larmes une trousse de toilette qu’elle ne retrouvait pas, chassant d’hypothétique dépôts de poussière sur les meubles luisants, déplaçant un fauteuil ou un cadre de quelques centimètres pour les aligner en conformité avec une géométrie qu’elle était seule à concevoir. Elle voulait quitter son domicile comme elle l’avait fait des centaines de fois dans sa vie, pour un jour ou quelques semaines, avec la certitude apaisante que tout était bien à sa place, sans tache, qu’aucun objet ou vêtement ne traînait dans un coin oublié, comme s’il fallait impérativement effacer toute trace de vie antérieure au départ pour assurer le repos de son âme et de sa maison. Maintenant qu’elle savait qu’elle n’y reviendrait plus, elle paniquait à l’idée d’omettre le moindre détail susceptible de perturber son éternité.
Je ne trouvais ni les mots ni les gestes adéquats pour la calmer. Jamais autant qu’en observant ma mère se perdre dans des agissements futiles ou des préoccupations déplacées peu avant l’heure fatale, je n’ai aussi distinctement perçu le lien entre cette volonté maniaque de tout dominer et l’angoisse de la mort. A nouveau, il m’était douloureux de constater que, dans un décompte de temps qui aurait dû hiérarchiser les priorités et leur donner sens, ses obsessions domestiques prenaient l’ascendant sur ses liens affectifs et reléguait son fils au rang d’un majordome à qui on allait confier les clés de la maison durant une absence qui menaçait de se prolonger. Le dépit que j’en ressentais m’empêchait à mon tour d’être disponible à sa souffrance. Bien que posés l’un à côté de l’autre, nous étions tous deux confinés dans notre espace propre comme dans une bulle hermétique.
Le véritable drame de notre existence n’est pas dans notre finitude, mais dans notre incapacité ontologique à communiquer et à sortir, ne serait-ce qu’un éclair de temps, de notre solitude existentielle. Ainsi ai-je entouré mes parents jusqu’à leur dernier souffle, ainsi avons-nous vécu sous le même toit leurs dernières vingt-quatre heures que nous n’avons pour autant jamais habité la même réalité, occupé le même espace, éprouvé le même chagrin. Il n’y a jamais eu, dans ce flux désordonné de vie et de mort, dans cette parenthèse de résignation et de souffrance, un langage univoque, une note commune qui les auraient scandés dans une harmonie poignante et lumineuse. La vie est comme un rêve qui s’efface et se termine en cauchemar...

Extrait 4

Il y eut ce bref moment d’affolement causé par la certitude que le point de non retour était franchi. A partir de là, tout s’est enchaîné avec une rapidité irrespectueuse d’un deuil qui me semblait déjà actualisé. D’une certaine manière, nous avions perdu le contrôle de la situation, la mort avait envahi notre espace, les deux médecins d’Exit imposaient le rythme et les modalités des opérations comme s’il s’agissait de simples formalités. Sans doute tenaient-ils à dédramatiser l’instant, à lui ôter cette surcharge de pathos qui aurait pu faire déraper le processus hors des limites de la légalité?
Je leur ai indiqué les chambres respectives ou chacun se reposait avant le moment décisif. Ils tenaient à mener l’interrogatoire séparément, comme s’il s’agissait de deux accusés, afin d’éviter toute forme d’influence du conjoint. Ils ont d’abord choisi mon père qui, depuis plus d’une heure, attendait anxieusement sa femme et la mort calmement. Je savais qu’il passerait l’examen, que la solidité de sa décision et son aptitude mentale à en réaliser la portée étaient inoxydables.
Mais quand est venu le tour de ma mère, les doutes de ces dernières semaines m’ont repris. Je n’ai pu résister à la tentation de tendre l’oreille, puis de la coller carrément contre la porte. Je devais savoir. J’ai entendu un des médecins lui relire très lentement, en détachant chaque syllabe, sa lettre de motivation adressée à Exit quelques semaines plus tôt et que j’avais moi-même déposée à la poste: «Je soussignée demande par la présente qu’Exit me prête assistance pour mettre fin à mes jours. Je déclare agir après mûres réflexions, en toute liberté, lucidité et détermination dans ma décision. La maladie dont je suis atteinte est incurable, les souffrances physiques et psychiques qu’elle engendre sont intolérables et ma qualité de vie est devenue inacceptable à mes yeux. Je certifie que les personnes présentes lors de mon auto délivrance ne sont nullement impliquées dans le choix de mon geste».
Puis il a enchaîné sur le même ton:
  – Êtes-vous bien consciente qu’il s’agit de votre vie? Que le geste que vous allez commettre est sans retour?
  – J’en suis consciente.
  – Ça ne vous inquiète pas?
  – Non!
  – Vous affirmez toujours agir sans pression, librement?
  – Oui.
La sereine tranquillité de ses réponses m’a autant soulagé qu’étonné. Face à la mort, sans témoin, loin de toute contrainte, elle faisait preuve d’une résolution sans faille que je ne lui avais jamais connue. Elle a encore insisté sur les douleurs physiques insupportables qui ne la quittaient plus depuis des semaines. J’ai tressailli à cet aveu. Je savais qu’elle souffrait mais je n’imaginais pas que ce fût à ce point. A cet instant, j’ai vraiment compris qu’elle était à bout de force, davantage encore que je ne l’avais imaginé, et que mon père, probablement, le savait, ou qu’il le devinait, et que de là venait son angoisse qu’elle ne manquât le rendez-vous final. Comment aurait-il pu laisser sa femme seule souffrante au bord du chemin? Je crois bien avoir esquissé un sourire de soulagement à la certitude qu’il allait être exaucé.
Le médecin lui a alors décrit dans le détail la manière dont allaient se dérouler les dernières minutes de son existence:
  – Vous allez avaler deux petites pilules qui vous aideront à absorber la potion létale. Celle-ci aura un goût de fruit mais pourra vous sembler un peu amère. Vous devrez la boire entièrement. Le sommeil viendra doucement, sans douleur. Avant de vous endormir, pensez à convoquer un souvenir joyeux, avec des gens que vous aimez. Et quand vous sentirez le sommeil vous prendre, laissez-vous envahir par ce souvenir et n’en sortez plus. Si vous avez un doute ou une crainte, il est encore temps. Lorsque vous aurez bu la potion, le grand voyage commencera et je ne pourrai plus rien pour vous. Réfléchissez bien!
  – C’est tout réfléchi!
  – Donnez-vous encore quelques minutes…
J’ai entendu le médecin se diriger vers la porte. Je me suis éclipsé précipitamment.

Quelques instants plus tard, nous l’aidions à s’étendre sur son lit conjugal à côté de son mari. Dans la matinée, j’avais installé le matelas qu’elle aimait tant et qui la soulageait de ses douleurs dorsales. Une fois allongée, elle a eu cette ultime requête avant de se taire définitivement:
  – Bougez-moi encore un peu sur le côté, je ne vois pas bien mon mari! Avant de fermer les yeux, je veux voir mon mari…
Alors mon père lui a pris la main avec la ferme résolution de ne plus la lâcher. Un sourire éclairait son visage creusé. Il semblait parfaitement détendu. Maintenant, plus rien ne pouvait détruire son rêve. Cette fin qu’il avait imaginée tant de fois, dont il avait tant de fois redouté l’échec, ce rendez-vous ultime qu’il craignait d’affronter en solitaire, il les tenait enfin! Cette fois, elle était à l’heure, ils ne rateraient pas le départ. Ils se regardaient en coin, complices de cette mise en scène, maîtres de leur vie, lui avec son air rusé, ses petits yeux bleus soudain illuminés, elle encore un peu crispée, mais rassérénée, apaisée au fond. Ils se sont regardés de longues secondes, seuls au monde, avec une expression où se mêlaient la satisfaction et le soulagement d’arriver ensemble au bout du chemin sans jamais s’être perdus de vue un instant. J’ai songé qu’il devait exister un mot, une formule pour exprimer cette confiance avec laquelle deux êtres allaient se donner non pas la mort mais cette paix, cette quiétude et cet amour qui tenaient dans le seul réconfort d’une main…

Extrait 5

Au-delà de l’alternative qui voit dans «l’auto délivrance» soit une négation de la souveraineté de Dieu sur notre vie, soit une manifestation de la liberté humaine revendiquée comme un «droit-prétention», je reste tout à coup sceptique sur la ligne de démarcation. Certes, «le suicide assisté», comme il faudrait l’appeler en réalité, n’interroge pas la religion mais la médecine, et plus largement la place que la société – son jeunisme conquérant et ses exigences de rentabilité – accorde à la vieillesse. On peut construire des maisons de retraite à profusion, elles ne seront jamais qu’une manière de détourner son regard de la souffrance, de se dédouaner envers celles qui durent trop longtemps à force de ne servir à rien, de se débarrasser de ceux qui mettent trop de temps, un temps démesuré, pour chaque chose, chaque geste, chaque parole, et qui finissent toujours posés, comme un fait exprès, un obstacle irritant, devant le travail qui attend, les loisirs qui pressent, la vie qui s’impatiente et l’argent qui se fait rare. Un vieux n’est jamais à sa place. Ou alors dans ces lieux d’exil dont le luxe apaise les consciences et où ils perdent leurs habitudes de lutte, oublient, s’étiolent, tout en alimentant malgré eux, à coup de milliers de francs hebdomadaires, un nouveau secteur économique. La santé est devenue un droit. Et mourir n’a jamais coûté aussi cher! Trop de vieux! Trop de futurs vieux! L’Etat s’inquiète, se désengage. On le comprend…
«Je mange mon capital!» s’écriait mon père, dans un de ses éclats de colère qui cachait un accès de désespoir. Qu’allait-il transmettre si sa vieillesse décapitait un patrimoine construit patiemment sur plusieurs générations et dont il ne se sentait qu’un dépositaire temporaire? Son père, au même âge, n’avait eu besoin que d’une nuit à l’hôpital pour expirer son dernier souffle. Il avait eu la décence, lui, de mourir vite à bon marché…
Je ne doute plus maintenant que ces considérations financières aient pesé leur poids dans sa décision d’écourter son existence. Le contraindre à dilapider des sommes importantes, lui qui a longtemps dû compter au sou près, lui faire signer la promesse, le cas échéant, de vendre la maison familiale, son bien le plus précieux, en échange d’une chambre dans une maison de retraite où il pourrait prolonger contre son gré une vie qui n’attendait plus rien de la vie, c’était l’inciter sournoisement à la mort assistée, le renvoyer brutalement au poids de son existence inutile, à la culpabilité de durer pour rien si ce n’est pour le dépouillement matériel d’une famille qu’il avait justement comme devoir de soutenir. Et il me semble comprendre seulement maintenant la véritable portée de ses menaces proférées à mon égard alors que je l’aidais à s’installer dans cette chambre inconnue d’où il savait qu’il ne reviendrait pas, des menaces que j’avais d’abord prises pour un affreux chantage, un de plus, auquel il me soumettait:
  – Si tu me laisses pourrir dans ce mouroir, tu auras ma mort sur la conscience!
Quel vieillard ne se sentirait pas coupable d’exister encore au prix d’un appauvrissement de sa descendance? «Je mange mon capital!» Je ressens soudainement tout le désespoir contenu dans cette exclamation, comme si l’ogre devait «manger ses enfants» pour survivre un peu…
Non! Ils ne pouvaient être libres devant un tel choix, ni lui ni elle, et pour de nombreuses raisons. Parler de libre choix lors d’un suicide assisté relève d’ailleurs de l’hypocrisie. Il n’y a pas de libre choix. Jamais! Face à la vie comme face à la mort…
Et quand les assurances refuseront de prendre en charge, comme certaines commencent à le faire, des médicaments trop coûteux en fin de vie, quand la gravité d’une maladie se mesurera aux sommes nécessaires pour la soigner, expirer sera définitivement devenu hors de prix. A moins d’un infarctus libérateur, plus personne, à part quelques très riches agonisants, ne pourra se payer le luxe d’une mort naturelle. Et la grande masse des citoyens déprimés trouvera alors sous ordonnance, au prix fort dans la pharmacie du supermarché le plus proche, un rayon de médicaments euthanasiques dont la publicité aura préalablement vanté les mérites.
Veillez donc, car le temps viendra – il s’approche – où vous connaîtrez tous le jour et l’heure! Ce ne sera plus un choix personnel légitime mais un fait économique perfidement imposé à la conscience par une logique déshumanisée…