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Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Condamné au bénéfice du doute

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , Ed. Bernard Campiche - 04/2016.

Prix Edouard Rod 2016

Extraits de presse

La revanche de l'ombre.

Basé sur une affaire genevoise des années 1950, Condamné au bénéfice du doute plonge dans les méandres de la psyché et de la justice.

Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps, 7 mai 2016

Le coup de cœur de L’Hebdo : Condamné au bénéfice du doute.

Un assassinat à Plan-les-Ouates, un homme achevé à coups de couteau, le meurtrier qui s’éloigne à bicyclette, un célèbre avocat genevois condamné sans que la vérité des faits ne soit jamais établie avec certitude.

Mireille Descombes, L'Hebdo & Payot, «Les meilleurs livres de l'été», été 2016

Quand l’ancien bâtonnier de Genève assassina par amour.

«Le romancier Pierre Béguin revient sur le meurtre commis par un brillant avocat genevois, ancien bâtonnier et éminente figure du parti radical, Pierre Jaccoud. Une affaire criminelle qui avait secoué Genève en 1958.»

Pierre Jeanneret, Gauchebdo, 1er juillet 2016

Extraits du livre

Extrait 1

Il fallait que quelque chose arrivât, vous comprenez! Pourquoi? Mais par ennui, comme toujours! La vie est trop longue quand il faut seulement passer le temps! Un grand terrain vague avec ses lignes de fuite et ses horizons perdus. On cherche des repères, des signalisations. Voilà la véritable explication de tous nos actes. L’homme n’est pas fait pour vivre béatement. Il lui faut du grand, de l’intense, de l’inattendu! Même la guerre, même la mort, plutôt que rien! Alors on se crée une vie de complications, de souffrances, de drames sans se demander où cela nous mène. Et l’on ne comprend que le train des événements nous emporte qu’après qu’il est trop tard pour en descendre.
Ah! Si j’avais eu alors pour conscience un Horatio humble et confiant, peut-être aurais-je échappé à ce démon de l’orgueil qui a ruiné toute mon existence. Car l’humilité, voyez-vous, comporte une soumission délibérée aux revers du destin, une libre acceptation des événements. Là où l’humiliation avilit l’âme, lui infligeant une sorte de lésion morale difficilement guérissable, l’humilité la sanctifie. Qui a prétendu que l’humiliation ouvrait les portes de l’enfer, et l’humilité celles du paradis?
Pour moi, ce furent les portes de l’enfer. Elles s’ouvrirent brusquement un soir de mai, il y a plus de trente ans. Et parfois, dans la solitude d’une fin d’après-midi, en passant devant certains lieux familiers où se sont figés mes souvenirs ou mes cauchemars, un passage, une entrée d’immeuble, une fenêtre même, il m’arrive de ressentir ce léger vertige qui vous saisit à chaque fois qu’une brèche s’ouvre dans le temps: les images se brouillent soudain, le passé et le présent se confondent comme dans un phénomène de surimpression. J’éprouve alors la curieuse sensation que, si je me glissais vraiment dans cette brèche, je retrouverais tout intact, les événements, les personnes, les voix, comme si le temps était une substance immobile et inaltérable…

HÉLÈNE KURMANN — Ce soir-là, comme tous les jeudis soirs, mon mari m’avait conduite à l’ouvroir de ma paroisse. Nous étions sortis par le garage et je me souviens avoir moi-même fermé à clé de l’intérieur la porte principale de la maison. C’est une voisine qui m’a ramenée.
LE PRÉSIDENT — Quelle heure était-il?
HÉLÈNE KURMANN — 23 heures…
LE PROCUREUR — Je crois que c’était un peu plus tôt car l’alerte a été donnée à 22 h. 58.
HÉLÈNE KURMANN — Je n’ai pas regardé l’heure… J’ai aperçu une bicyclette noire appuyée contre la haie du jardin, juste à côté de l’entrée. Je ne m’en serais probablement pas étonnée si, dans le même temps, je n’avais pas remarqué de la lumière sur le perron. J’étais pourtant certaine d’avoir éteint la lampe du porche avant de partir. Et mon mari n’avait guère l’habitude de recevoir des visites si tardives. En introduisant la clé dans la serrure, j’ai constaté à ma grande surprise qu’elle n’était pas fermée…

LE JOURNALISTE — Intriguée, Hélène Kurmann s’avance dans le corridor lorsqu’elle entend du bruit au fond du couloir, dans le studio réservé à son fils, puis les cris de son mari qui appelle à l’aide, aussitôt suivis par plusieurs coups de feu. Elle se précipite vers la porte du studio, ouvre et se retrouve nez à nez avec le canon d’un revolver braqué sur elle. Elle repousse la porte, traverse précipitamment le corridor, dévale le perron, hurle au secours, avant qu’une balle ne l’atteigne à l’omoplate. Elle tombe au bas de l’escalier, se relève, court vers la clôture du voisin en appelant à l’aide. Curieusement, l’inconnu ne la poursuit pas. Il retourne dans la maison où gémit encore faiblement la victime, sort un long couteau de la poche intérieure de son manteau et, froidement, l’enfonce à quatre reprises dans le corps inerte…

LE VOISIN — Alerté par les cris et les coups de feu, je me suis approché de la clôture d’où je distinguais, à quelques mètres, Madame Kurmann étendue. Aurais-je voulu intervenir que je ne l’aurais pas pu, j’étais enfermé dans mon propre jardin. Haletant, à demi dissimulé par des arbustes, j’ai vu le meurtrier descendre le perron, traverser l’allée d’un pas tranquille, enfourcher son vélo et s’éloigner en direction de la ville. J’ai eu le temps de remarquer que la lampe clignotait comme si la dynamo fonctionnait mal et que la bicyclette émettait une sorte de grincement à chaque tour de pédalier…

LE GREFFIER — Sous le choc, blessée superficiellement à l’épaule, Hélène Kurmann revient dans le studio où règne le plus grand désordre. Objets brisés répandus sur le sol, armoire et tiroirs ouverts, fouillés à la hâte. Et au milieu du désastre, son mari gisant sur le dos, le ventre labouré de coups de couteau, une chaussure manquant à son pied. Elle veut lui faire boire un verre de cognac. Le voisin, qui entretemps l’a rejointe, lui explique doucement que ce n’est plus la peine. Il est environ 22 h 55. La première voiture de police, qui patrouillait dans la région, est arrivée sur les lieux du crime moins de cinq minutes après que l’alerte a été donnée et les premières recherches ont été entreprises dans la direction où avait fui l’assassin. Mais cette région est sillonnée de chemins entourés de bosquets et de taillis. Près du portail, à l’endroit où était appuyé le vélo, un gendarme a ramassé un bouton de manteau sur lequel était resté accroché un bout de fil. Madame Kurmann a donné un vague signalement de l’assassin: «Très grand, mince, cheveux foncés, plus de trente ans, bien habillé». Vers 23 h. 10, une ambulance l’emmène à l’hôpital. Une trentaine d’inspecteurs de la Sûreté et de gendarmes accompagnés d’un chien policier sont retournés sur les lieux en début de matinée. Ils ont fouillé méthodiquement les jardins, les prés et les champs situés en bordure des routes proches sans aucun résultat de valeur…

L’INSPECTEUR — Il semble peu probable que l’assassinat de Louis Kurmann soit l’acte d’un rôdeur: on a retrouvé, sur la table de sa chambre, contenant pièces et billets, le porte-monnaie et le portefeuille de la victime. On pense plutôt que l’assassin connaissait les habitudes de la famille. Madame Kurmann ne sort jamais le soir sauf les jeudis où elle participe aux réunions de couture de sa paroisse. De plus, son fils a reçu le soir du crime deux appels téléphoniques sur son lieu professionnel. Les deux fois, la communication a été coupée au moment où il répondait. La victime connaissait-elle son assassin? Le meurtre s’est produit dans la chambre occupée par le fils. Or, il n’est pas dans les habitudes d’introduire tard le soir un inconnu dans sa maison. Le fils de la victime, par ailleurs, a donné un renseignement intéressant: son père avait coutume de laisser ouvert le volet de sa chambre à coucher jusqu’au moment où il se mettait au lit. Dans tous les cas, on se demande quel genre de forcené a pu assassiner aussi sauvagement un homme âgé, tirer sur son épouse, revenir «assurer» la victime de quatre coups de poignard avec une férocité inouïe, avant de disparaître en vélo dans la nuit sans avoir rien volé…

Ce forcené, c’était moi…
C’était moi selon les conclusions du verdict qui ont couronné mon procès. C’était moi selon l’opinion publique. C’était moi encore selon les chroniqueurs judiciaires. Tous m’ont jugé mais personne ne m’a éclairé. Tous m’ont condamné mais personne ne m’a vraiment entendu.

Extrait 2

Mais comment vous expliquer ce que je n’ai jamais su expliquer à Lorelei, ni même à mes avocats? Les inconséquences de ma nature m’apparaissaient si gênantes, si ridicules, que je les avais reniées depuis l’adolescence. Du moins m’efforçais-je de ne pas en tenir compte, de les «réduire». Chacun de nous, n’est-ce pas, a conscience de son unité qu’il s’efforce de maintenir souvent aux dépens d’une vérité de l’être. Nous avons davantage le souci de notre cohérence, de notre continuité, et nous sacrifions volontiers la sincérité à la pureté de la ligne, quitte à refouler tout ce qui ne convient pas à cette projection idéale. J’en étais réduit, pour simplement exister, à m’imiter moi-même, plus exactement à imiter ce que je voulais être. Cette image ne supportait plus aucune égratignure. Si ma passion exigeait l’inconséquence, ma vanité me l’interdisait. Et je ne pouvais tout simplement plus m’accepter dans le dérèglement, dans la contradiction. Face à cette crispation, plus rien d’autre ne comptait. Maître Joncour – oserais-je le formuler ainsi? – était devenu une créature autonome et tyrannique contre tout ce qui, en moi, pouvait menacer sa réputation. Loin de s’émousser, mon sentiment de culpabilité s’était au contraire aiguisé sur la roue du temps comme un couteau sur une meule. Surmené par mon travail, torturé par mes angoisses, paniqué par l’idée du scandale, je n’étais plus en état de faire la part des choses. Je voyais maintenant l’ombre du reproche s’étendre sur le visage de mes enfants, de ma mère, de ma famille, de mes collègues, de tous ces inconnus qui, dans mon délire, ne l’étaient plus. Ils se tenaient tous alignés sur une seule rangée comme un tribunal, animés d’une inextinguible soif de jugement. Comment risquer la sentence? J’avais autant besoin des sommets pour être estimé que d’air pour respirer.
Aussi, malgré les réactions de plus en plus agacées de Lorelei, je me montrai incapable de surmonter cette angoisse du flagrant délit. Comprenez bien! C’était comme un mur contre lequel, à chaque tentative de franchissement, je me meurtrissais affreusement. Aussi forte que fût ma passion, elle n’existait plus quand il s’agissait de ménager les apparences. Pour tout vous dire, lorsqu’un jour, seul en déplacement professionnel, je rencontrai des connaissances au détour d’une rue, j’en éprouvai la même peur panique que si Lorelei se fût réellement trouvée à mes côtés, à l’unique pensée qu’elle aurait tout aussi bien pu s’y trouver. Il m’arrivait de l’implorer pour qu’elle renonçât à assister à tel concert où je devais me rendre avec ma femme. Et comme elle rechignait légitimement, quand je la croisais dans le hall d’entrée, je passais devant elle sans un regard, à ce point raidi dans ma volonté de l’ignorer que j’en devenais suspect.
Un jour, avide de pardon, je lui promis de lui adresser la parole en public si je devais la croiser fortuitement à un concert.
‒ Vous n’en êtes pas capable, vous le savez bien, me lança-t-elle dans un sourire de défi. Au reste, je ne vous en demande pas tant…
‒ Je vous promets de le faire!
L’occasion devait bientôt se présenter. Je me trouvais avec un groupe d’amis sur les marches du Conservatoire quand elle passa, volontairement je pense, tout près de moi.
‒ Bonsoir Mademoiselle, lui fis-je d’une voix si forte que mes amis se retournèrent d’un même mouvement.
Elle s’arrêta, me regarda un instant et me répondit naturellement:
‒ Bonsoir Monsieur.
‒ Le concert promet d’être beau. L’austère dépouillement des ultimes quatuors à cordes de Beethoven atteint au sublime. Ma femme a assisté aux répétitions, elle était sous le charme. Passez une bonne soirée!
Le ton de ma voix était si artificiel, l’ordonnance des mots si étrange, que mes amis, qui ne devaient pas penser à mal, me considérèrent d’un air intrigué.
‒ C’est incroyable, Philippe! me dit Lorelei quand je la revis quelques jours plus tard, un avocat comme vous, rompu à la scène du tribunal, habitué à maîtriser ses nerfs, à ruser, à jouer la comédie, comment pouvez-vous à ce point manquer de sang-froid? Il vaut mieux pour tout le monde que vous continuiez à m’ignorer en public, sachez-le!
Il y avait dans ce reproche, mais à notre insu, une telle charge prophétique que j’en mesure aujourd’hui encore toute l’ironie. Mais nous n’en sommes pas là. Il me faut avant cela mettre à mal votre patience et vous exposer les étapes par lesquelles cette liaison se délita progressivement.
Deux scènes, me semble-t-il, la firent définitivement basculer dans une logique négative, sans espoir de retour. Je possédais de l’autre côté de la frontière, au pied du Salève, une résidence secondaire où je me rendais régulièrement en famille. Les douaniers me connaissaient si bien que, lorsqu’ils m’apercevaient, ils me faisaient signe de passer sans m’arrêter. J’eus envie un jour de montrer cette maison à Lorelei. En lui faisant ainsi partager certains aspects de ma vie dont elle était exclue, j’espérais sa mansuétude pour le rôle obscur où mes angoisses la maintenaient. J’avais oublié la douane. En l’apercevant de loin, j’arrêtai immédiatement la voiture sur le bas-côté:
‒ Chérie, je suis désolé, il vaudrait mieux que vous passiez la frontière à pied.
‒ Jamais!
‒ Soyez gentille, comprenez-moi! Tous ces douaniers me connaissent, ils connaissent ma femme, mes enfants!
‒ Jamais, vous dis-je! Je ne bougerai pas!
J’étais parfaitement conscient de l’humiliation que je lui imposais. Ce qui, dans les premiers mois de notre relation, aurait pu paraître un jeu susceptible de renforcer notre complicité, lui était devenu avec les années une suite d’épreuves et de souffrances par lesquelles elle mesurait sa solitude et l’impasse sentimentale où je la rejetais. Pour autant, je ne pouvais pas davantage continuer ma route qu’elle ne voulait descendre de voiture. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes à argumenter, moi blême, tendu, elle dépitée, irritée, chacun fermement accroché à sa position:
‒ Enfin, Philippe, soyez raisonnable! Il n’est inscrit nulle part sur mon front que je suis votre maîtresse! Je pourrais être n’importe qui, votre secrétaire par exemple!
‒ Ma secrétaire? C’est encore pire! Vous vous rendez compte, quel cliché!
Ces heures volées s’étaient de toute façon définitivement assombries. Mieux valait rebrousser chemin. Je fis demi-tour et laissai Lorelei près d’un arrêt de bus à l’entrée de la ville. Deux semaines passèrent sans appels ni lettres. N’y tenant plus, je saisis le téléphone et, comme si nous venions de nous quitter aux plus belles heures de notre amour, je me surpris à lui lancer spontanément cette invitation:
‒ Chérie, réservez votre vendredi soir, nous allons ensemble au théâtre!
‒ Vous voulez dire que nous irons le même soir, vous côté pair, moi côté impair?
‒ Non! Non! J’ai bien dit ensemble, côte à côte. J’ai retenu deux places.
Cette fois, je ne pouvais plus reculer. Au concert, il était inconcevable que je ne rencontrasse pas des connaissances. Au théâtre, vu l’offre multiple de la ville, je pouvais espérer une clémence du destin. Il n’en fut rien.
Ce soir-là, mon angoisse était si violente qu’elle me nouait la gorge et me coupait les jambes. J’avais certes pris l’élémentaire précaution de réserver des places au poulailler. Mais avant même de rejoindre nos sièges, j’avais déjà repéré une dizaine de visages connus. J’agonisais. Littéralement, j’agonisais. Des bouffées de chaleur me remontaient au cerveau, des sillons de sueur coulaient le long de mes tempes. Brusquement, je vois un ami remonter l’allée centrale et se diriger vers moi. Pris d’une pulsion incontrôlable, je me lève, bredouille quelques mots d’excuse à Lorelei et m’enfuis précipitamment.
J’aurais voulu revenir à l’entracte, une fois mon sang-froid recouvré. J’en fus incapable. Lorelei assista seule au spectacle pendant que je reprenais mes esprits dans la voiture, tout en préparant dans ma tête cette mesquine parade à ses reproches: «Lorelei, ne comprenez-vous pas que je souffre beaucoup plus que vous du mal que je vous fais?»
Deux heures plus tard, encore suffocant et honteux, j’entendis des coups secs frappés du revers du doigt à la vitre:
‒ Philippe, cette fois, vous m’entendez, cette fois, je ne vous reverrai plus jamais!
Puis elle tourna les talons et disparut dans la pénombre de la rue presque déserte. Je restai seul avec ma peine, mon regard suppliant et mes ridicules mots d’excuse au bord des lèvres.
Dans le tunnel des passions clandestines, au point où nous en étions arrivés, notre amour devait soit mourir asphyxié, soit déboucher à l’air libre. J’aurais pu admettre cette évidence avec une once de lucidité. Mais en ce temps-là, mon égoïsme culminait dans mes générosités. Je croyais encore agir par convictions, par grandeur d’âme, n’imaginant pas un instant que mes principes pussent s’en aller à la dérive, au courant de mes intérêts ou des difficultés du moment. Je disposais donc de toute une réserve de nobles raisons pour ne rien changer à cette situation…

Extrait 3

Ainsi passèrent les premiers mois de notre rupture, dans un climat enfin serein et une complicité retrouvée. D’autant plus que mon sentiment de culpabilité et ma peur du flagrant délit, désormais tous deux sans réels fondements, ne constituaient plus vraiment un motif de tension. Nous avions certes cessé tous rapports physiques, nous évitions d’y faire la moindre allusion comme nous évitions l’ambiguïté des gestes les plus inoffensifs, mais ce manque, s’il me contrariait parfois, restait supportable, tant cet aspect de notre relation, je l’ai dit, n’en constituait pas la dimension essentielle. Je le supportais d’autant mieux qu’aucune aspérité chez Lorelei ne donnait prise à ma jalousie. Si une possible infidélité de sa part, lors du séjour à la montagne qui précéda notre rupture, eût pu trouver dans ses propos et son comportement de quoi accréditer mes soupçons, force m’était de constater que cette aventure – si toutefois aventure il y eut – n’avait été qu’une passade insignifiante. Et je la croyais sans retenue lorsqu’elle affirmait qu’elle ne m’avait en aucun cas quitté pour un autre. Un aveu, par ailleurs, que j’interprétais comme une preuve qu’elle ne m’avait pas réellement quitté. J’avais donc tout naturellement conservé le studio de Plainpalais qui abritait notre intimité, au cas où nos rencontres auraient soudainement pris une autre direction…
Parfois, avec les fleurs mensuelles, je confiais à la correspondance ce que j’épargnais à nos conversations, jugeant opportun d’y glisser une allusion à mes sentiments toujours vifs, à notre amour délaissé, afin d’éviter que la relation ne tournât à la pure amitié, sans espoir de retour:
«Il me semble que si vous faisiez silence, si vous faisiez taire vos vaines agitations, vous découvririez dolent, abandonné au fond de votre cœur, notre pauvre amour, tournant vers nous un regard suppliant et tourmenté…»
Ou encore à ses tendances volages et superficielles, dans lesquelles je la soupçonnais insidieusement d’être retombée, pour mieux la confronter avec la nostalgie de cette perfection qu’elle avait atteinte sous mon emprise:
«Ce qui paraissait à votre cœur si merveilleux, si exceptionnel, n’était-il qu’un épisode de votre vie? Êtes-vous redevenue cet être quelque peu volage que vous fûtes jadis, tandis qu’après de décevantes expériences vous vous complaisiez à être le point de mire de vos admirateurs…»
Avec le recul, je doute que ces allusions aient atteint leur cible. Qu’importe! Je vivais avec mes illusions comme un homme qui porterait en lui le malaise d’une maladie en incubation mais qui, se croyant en parfaite santé, n’aurait pas l’idée d’aller consulter un médecin. Et peu importait, au fond, que ce ne fussent qu’illusions puisqu’elles me nourrissaient des mêmes certitudes que si elles eussent été des faits solidement ancré dans la réalité. Évidemment, je ressemblais à ces personnages de dessins animés, que je regardais parfois avec mes enfants, qui continuent de marcher dans le vide tant qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils marchent dans le vide. Le dessillement, la chute, allaient survenir de la manière la plus inattendue, mais aussi la plus banale, au détour d’une conversation.
‒ Qui voyez-vous? Avec qui sortez-vous ces temps? demandai-je un soir à Lorelei, dans ce restaurant où nous venions régulièrement depuis des années, et dont l’ambiance feutrée protégeait notre intimité.
La question était devenue rituelle et jamais sa réponse n’avait éveillé en moi le moindre soupçon. Je n’y mettais, croyez-le, aucune forme d’inquisition, ni de malsaine curiosité, simplement une marque d’intérêt pour une personne chère que je n’avais plus revue depuis des semaines, une manière de combler le vide de son absence. Lorelei le prenait ainsi et n’esquivait jamais. Au reste, elle était sincère, incapable de me mentir. Pourquoi ce soir-là, alors qu’en apparence sa réponse ne différait pas des précédentes, j’éprouvai immédiatement la sensation que la pointe d’un stylet m’écorchait le cœur?
C’est ainsi que j’entendis parler pour la première fois de Jacques Kurmann…
Lorelei le décrivit comme un jeune collègue de son entreprise, de dix ans son cadet, dont l’unique passion, poursuivit-elle sur un ton exalté qui me déplut d’emblée, était la musique, tout particulièrement la musique dodécaphonique. Et Lorelei de m’expliquer dans le détail, avec l’enthousiasme qu’elle montrait au début de notre liaison, ce que je savais superficiellement, qu’il s’agissait d’une méthode de composition fondée sur l’emploi systématique des douze sons de la gamme chromatique. J’éprouvais peu d’attirance pour ce genre de musique sans tonalité ni hiérarchie dans les hauteurs. Je ne m’y intéressais guère et je n’en connaissais que ce qu’il fallait en savoir pour le décrier dans les mondanités. Que Lorelei pût manifester de l’engouement pour cette lubie musicale m’irrita davantage encore que l’intérêt qu’elle semblait accorder au jeune prosélyte qui lui en avait expliqué les arcanes. Comme si ce nouvel emballement était une insulte au bon goût, en même temps qu’un reproche à mes inclinations résolument plus classiques. Très vite, je me persuadai que, derrière les mots, Lorelei voulait me signifier quelque chose. Quelque chose que je traduisis ainsi: «notre différence d’âge fut un enchantement par ce qu’elle m’a apporté et que j’ignorais; mais votre temps est passé, Philippe, maintenant c’est à la source de la jeunesse, de la modernité, que je puise ma vitalité, mon savoir!»
Pour la première fois, j’entrevis cette terrible perspective que je pouvais ne plus être le maître du jeu, que Lorelei n’avait peut-être plus besoin de moi. Et que, si elle ignorait encore sa capacité d’autonomie, elle ne tarderait pas à la découvrir. C’était écrit: cet inconnu, ce Jacques Kurmann, devait la lui révéler. Telle était sa fonction. Une fraction de seconde, mais une fraction de seconde qui devait rester gravée dans ma mémoire, j’entrevis avec une cruelle précision ce que serait la fin de ma vie: derrière la façade, au-delà des décombres de ma passion, un homme qui resterait avec une femme devenue une étrangère, qui continuerait à s’étourdir de travail dans son étude, à plaider, à relire des dossiers jusqu’à minuit, à serrer quelques mains dans des mondanités insipides, à vieillir en relisant ses lettres d’amour méthodiquement classées et annotées, avant de s’en aller solitaire mourir comme un cheval fourbu. Et pendant ce temps, elle! oui, elle, livrée au jeune mâle dans la valse effrénée des nouvelles conquêtes!
J’avais été jusque-là mon pire ennemi. J’en avais un autre, désormais, plus dangereux encore. Non pas un rival me disputant une femme tendrement aimée, mais un ennemi susceptible de me voler mon œuvre, pour le moins de l’abîmer, de la défigurer.
Comment expliquer que toutes ces pensées me traversèrent l’esprit en écoutant Lorelei me parler de la musique dodécaphonique et de son nouvel ami, alors qu’elle m’avait déjà si souvent décrit ses collègues qui l’accompagnaient à l’apéritif ou au spectacle sans jamais éveiller en moi le moindre soupçon? Il faut croire que la menace avait aiguisé à ce point mon intuition.
Je ne laissais toutefois rien paraître de mes tourments. Ce qui eut pour effet que Lorelei ne me cacha rien de ses relations avec Jacques Kurmann. Les premières semaines, il n’y avait entre eux que de la camaraderie teintée de confidences. Il lui parlait de ses projets, de sa musique, de ses ambitions, elle lui avait raconté notre histoire, cet amour qui avait occupé plusieurs années de son existence. Ce qui, vous le pensez bien, avait achevé de m’inquiéter autant que de m’irriter. Dans mon esprit, elle avait commis l’outrage et l’imprudence d’ouvrir la porte de notre intimité à un inconnu. Autant faire entrer le renard dans le poulailler! Mais je m’efforçais encore de donner le change…
Jusqu’au jour où, par des signes imperceptibles, et d’abord parce qu’elle en parlait de moins en moins, j’acquis la certitude que cette relation ne reposait plus sur un socle purement amical. Mais je pressentais que cet aveu que je voulais obtenir de Lorelei, pareil à un fardeau branchu, ne pourrait se tirer au grand jour qu’en m’écorchant et en accrochant tout au passage. Aussi en repoussais-je le moment tant que ma maîtrise le disputait victorieusement à ma souffrance. Un soir pourtant, fatigué par cette lutte intérieure, je baissai la garde:
‒ Ce Kurmann, vous le voyez toujours?

Extrait 4

Il me fallait imaginer une attaque plus incisive, plus radicale, une sorte de «tout ou rien». Ainsi livré aux affres de l’humiliation fomentai-je un plan qui devait, une année plus tard, aiguiller sur moi les soupçons de meurtre et entraîner ma condamnation. Eh oui! Le croirez-vous? Ma vie se résume finalement à cette ironie suprême que l’action aux conséquences les plus désastreuses sur ma destinée fut précisément celle que j’avais planifiée avec le plus de rigueur et de méthode. Quelle dérision pour un homme dont tout le monde s’accordait à reconnaître l’intelligence supérieure!
Mais Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre, dit-on. Dans mon cas, jamais cet aphorisme n’a semblé plus pertinent. Je cédai, je pense, à la vanité du démiurge persuadé de sa toute puissance et convaincu qu’en provoquant des réactions définitives il parviendrait à démêler ‒ et donc à dominer ‒ une situation délicate. En fait d’expérimentation, je me transformai en apprenti sorcier…
Je me souviens, il y avait un de ces soleils d’arrière-saison dont les rayons mielleux collent aux choses. L’air était tiède. J’avais donné rendez-vous à Lorelei à la sortie de son travail. Quand elle me rejoignit dans ma voiture, j’entrai immédiatement en matière de la manière qui me semblait la mieux appropriée à la réalisation de mon plan:
‒ Vous qui attachez tant d’importance aux lieux, n’avez-vous jamais désiré revoir notre studio?
J’avais mis dans ma voix toute la distance dont j’étais capable. Lorelei eut tout de même un geste d’étonnement:
‒ Ne me dites pas que vous l’avez conservé?
‒ Oui. Allons-y, voulez-vous? Nous pourrons y parler plus à l’aise.
‒ Pourquoi là-bas?
‒ Pour parler simplement. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Intriguée, et ne trouvant finalement rien d’insolite à ma demande, elle accepta. Le plus difficile était fait…
Rien n’avait bougé dans ce studio depuis notre dernière visite. Un divan à la couverture tendue, deux fauteuils, des rideaux tirés sur la rumeur de l’impasse. Lorelei resta immobile un instant, comme absorbée dans ses souvenirs.
‒ Maintenant déshabillez-vous, Lorelei! S’il vous plaît, déshabillez-vous!
Cet ordre correspondait si peu à ma nature pudique, il était si éloigné de l’idée que Lorelei se faisait de moi qu’elle parut d’abord complètement désarçonnée. Je portai le revolver à ma tempe, en répétant calmement mais avec une froideur menaçante:
‒ Déshabillez-vous, Lorelei, ou bien…
Et je fis mine de presser la détente.
‒ Philippe, vous êtes fou! Qu’est-ce qui vous prend?
‒ Déshabillez-vous, vous m’entendez! Je ne le répéterai plus!
Elle me regarda d’un air suppliant, puis, comprenant que je ne plaisantais pas, paniquée à l’idée que j’aurais pu me faire exploser la cervelle, là, devant elle, dans ce studio aux souvenirs enchanteurs, elle s’exécuta…
Durant quelques secondes, la vision déprimante qu’il me fallait maintenant un revolver pour la forcer à se dévêtir faillit m’anéantir. Mais je ne flanchai pas. À cet instant, je ne la désirais pas, je souffrais seulement du sentiment insolite que cette femme m’était devenue subitement étrangère, comme si je me trouvais face à une prostituée un peu inexpérimentée, prête à se soumettre passivement à une étreinte qu’elle espérait la plus brève possible. Dans le même temps, je trouvais une sorte de satisfaction à me vautrer orgueilleusement dans ma déchéance comme si, profondément vicié par les humiliations que j’avais endurées jusque-là, je prenais plaisir à me dégrader davantage en dégradant l’autre. Car l’orgueil exaspère et déforme monstrueusement l’humiliation, faisant une loi du principe que l’humilié cherchera à humilier à son tour. Après tout, si Lorelei était cette fille légère que je supposais, elle devait l’être aussi pour moi!
Elle était maintenant couchée de travers sur le divan, dans une position peu avantageuse, une cuisse et une hanche en premier plan, le buste de travers, le sein peu glorieux. Pourquoi cette haine, tout à coup? Pourquoi ce désespoir rageur? Devant ce tableau désolant, cette dégradation de mon idéal, je trouvais confirmation de mes obsessions: aucune femme jamais ne répondra entièrement à ce qu’un homme en espère, aucune femme jamais ne pourra atteindre ces hauteurs où l’amour inconditionnel d’une mère a fixé les attentes, aucune femme jamais ne ressemblera au rêve d’un adolescent. Et toute sa vie d’homme, à son insu même, il se verra contraint de piétiner son rêve. Car humilier la femme, se faire voyeur, c’est avant tout se venger contre l’impossibilité du rêve. Oui, je vous l’avoue sans détour! À ce moment précis, en plein désespoir, je ressentais un plaisir intense à humilier cet idéal qui m’avait trahi. Comment aurais-je pu expliquer cela au procureur sans m’accuser?
Alors j’ai sorti l’appareil photo que j’avais soigneusement préparé la veille. Éblouie par la répétition de l’éclair blanc, Lorelei ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, je vis, de son regard anéanti, couler de longues larmes le long des joues. La séance terminée, elle se rhabilla comme un automate, dans un silence si lourd que plus rien ne pouvait le remuer…

PHILIPPE JONCOUR — J’ai essayé d’avoir beaucoup de délicatesse. Nous étions allés dîner ensemble. En sortant, et alors que nous montions dans ma voiture, elle me dit : – Avez-vous toujours votre studio? ‒ Oui, voulez-vous que nous y allions? – Pourquoi pas?… Monsieur le président, je ne suis pas plus vertueux qu’un autre… Elle est sortie de la voiture de son plein gré, elle est montée de son plein gré, elle s’est mise de son plein gré dans le costume que vous savez. Mais il m’est apparu que cela n’était plus possible: ‒ Non, Lorelei, nous allons souiller quelque chose de très pur. Si elle a pleuré, ce soir-là, c’est parce que je refusais de redevenir son amant. Elle était forcément mortifiée dans son amour-propre de jeune femme. Alors, je lui ai dit: ‒ Permettez-moi de prendre de vous quelques images?
LE PRÉSIDENT — L’appareil, vous l’aviez bien emporté avec vous pour prendre des photographies?
PHILIPPE JONCOUR — Pas dans ce costume! J’avais une serviette dans laquelle se trouvaient quelques dossiers et un appareil de photo. Je vous l’assure, Monsieur le président, je n’avais pas l’intention de la photographier là, mais chez elle et dans une autre tenue…

Je ne me sentais pourtant ni honteux ni gêné. Le lendemain, je lui téléphonai pour m’excuser:
‒ Pardonnez-moi, Lorelei, je ne sais pas ce qui m’a pris! Pourrez-vous jamais oublier cette scène?
Que croyez-vous qu’elle fît? Si je m’accrochais à mon rêve, elle s’accrochait à ses souvenirs avec le même désespoir. Elle consentit donc à me pardonner pour autant que je détruisisse les photos sur le champ. Je lui promis de le faire le soir même.
Sauf que, loin de les détruire, j’en plaçai une dans une enveloppe à l’adresse de Jacques Kurmann, accompagnée de cette lettre anonyme qu’une amie, qui ne pouvait rien me refuser, avait rédigée quelques jours plus tôt sous ma dictée:
«Monsieur,
J’ai appris que vous étiez l’ami de Mademoiselle Beck et je crois utile de vous renseigner sur ce qui se passe. Après avoir été la maîtresse d’un tenancier de bar, puis d’un employé de votre maison, sans compter maintes aventures, elle a été celle d’un homme marié pendant plusieurs années. Or je viens d’apprendre que depuis quelques mois elle entretient des relations avec un homme qui m’est très cher. Je les ai vus ensemble il y a quelques jours et je vous joins une photographie fort édifiante sur leur passe-temps favori. Surveillez davantage votre maîtresse…»
Trois semaines plus tard, je postai à la même adresse une seconde lettre anonyme contenant le reliquat des photos:
«Monsieur,
J’ai surpris avant-hier soir votre maîtresse en une autre compagnie que la vôtre, se faisant régaler par un homme qu’elle devrait décidément laisser en paix. Il faut croire qu’elle n’en reste pas aux plaisirs de la table, à considérer les nouvelles photos que je viens de découvrir et dont il me paraît bon que vous preniez connaissance. Votre candeur ou votre complaisance n’a d’égale que sa frénésie…»
Je m’en suis rendu compte bien plus tard: ces deux lettres anonymes étaient un suicide comme un autre, mais ce suicide-là fut bien le seul que je pouvais réussir. À trop vouloir faire l’ange, je venais de faire la bête. Un bourgeois de l’espèce commune eût sournoisement apaisé son indignité sexuelle avec la première prostituée venue. À certains, il faut des exutoires moins misérables. Moi, j’appartenais à cette espèce qui, avant d’étreindre une femme, a d’abord besoin de la draper de poésie. L’immonde illusion !

Extrait 5

Quand s’ouvrit le procès, je fus transporté pour la première fois depuis seize mois dans un autre lieu que ma chambre-cellule de l’hôpital ou le bureau du juge d’instruction. Un lieu que je connaissais dans ses moindres recoins, où tous et tout, au temps de ma puissance, pliaient devant moi, où j’avais fait et défait tant de carrières! Comble d’ironie: dans cette salle d’audience où je fus si souvent à l’honneur, où je faisais spectacle de mes vivacités de langage et de ces insolences célèbres dont je n’émoussais guère les pointes cruelles, dans cette même salle, oui! j’allais être observé, disséqué, jugé par ceux-là même que je considérais alors avec condescendance comme mes inférieurs.
Et c’est dans un silence de procession, le visage livide, la tête inclinée, le pas hésitant, la main tâtonnante, les yeux caverneux, le regard pitoyable, parfait emblème de la défaite, que le grand, l’arrogant Maître Joncour fit son retour sur les lieux de sa gloire, entre deux gendarmes qui l’encadraient comme des candélabres flanquent une pendule, avant de l’installer avec les précautions qu’on prendrait pour assister un vieillard dans une sorte de chaise longue mise à sa disposition pour ménager ses forces déclinantes…

LE CHRONIQUEUR JUDICIAIRE — Pendant toute l’audience, l’accusé regardera de l’autre côté de la barre, soutenant sa tête de son bras droit, ne manifestant ses réactions que par quelques froncements des tempes ou quelques hochements de tête. Sur ses genoux, il a déposé plusieurs dossiers, des notes qu’il consultera de temps à autre, stylo en main. On a l’impression tantôt qu’il ressent intensément tout ce qui se passe et se dit autour de lui, tantôt qu’il suit posément une affaire qui l’intéresse certes, mais dans laquelle il ne serait pas directement concerné…

Le temps était bien loin où l’on devait me craindre ou m’envier! Ce jour-là, avant les premiers témoignages, avant que le greffier ne lise l’acte d’accusation, avant même que le président me demande d’une voix où perçait l’émotion: «Vous êtes bien Joncour, Philippe, né le…?» ce jour-là, oui, j’avais déjà tout perdu! Et l’ironie mordante de certains journalistes avait préparé à la curée l’esprit de la foule avide. L’appareil discursif collectif l’emportera toujours sur la parole individuelle hors norme…
À l’ouverture de l’audience, le silence et la gêne furent si profonds que la tension qui régnait dans la salle en devenait insoutenable. À l’extérieur du Palais de Justice, des barrières avaient été installées pour canaliser une foule dont on redoutait les débordements, des dizaines de policiers occupaient les issues, et les fenêtres avaient été aveuglées par d’immenses rideaux destinés à décourager les photographes. Les journalistes – qui d’ordinaire arrivaient après tout le monde par l’entrée des avocats, serraient les mains des «chers Maîtres» avant de s’asseoir au banc de la Presse en saluant bruyamment leurs confrères sans aucun respect pour la solennité des lieux – les journalistes eux-mêmes, afin de céder leur tribune aux notables et aux ténors du barreau, avaient été chassés de leur place habituelle par un service d’ordre impitoyable qui les avaient relégués à l’arrière-plan comme des indésirables. Ils n’en devenaient que plus dangereux…
Des amis et des ennemis, des proches et des inconnus, des célébrités et des anonymes, tous venaient savourer ce procès comme ils se seraient délectés d’une pièce de théâtre, tous venaient jouir du cruel privilège d’observer de près mon visage accablé, moi qui n’avais même plus droit au titre de Monsieur et qu’on traitait d’assassin, tous venaient assister à l’hallali. Qui aurait voulu manquer le spectacle d’une chute si vertigineuse dans l’ordre social, une chute qui m’avait vu passer du pavois, où – rappelait-on avec une insistance rageuse – je me dressais non sans morgue, à cette chaise longue d’accusé? Des tours et des détours de ce spectacle qu’est un procès d’assises, du grand jeu de scène, de la salle et des coulisses, j’en connaissais les moindres rouages. Dans l’arène de cette mise à mort, je le savais trop bien, à l’image du taureau, je ne serais bientôt plus là que pour divertir le public, faire valoir les toreros et apaiser les rancœurs. Malheur à celui par qui le scandale arrive! Genève, qui n’apprécie rien tant que la discrétion feutrée de son milieu bancaire, pouvait-elle pardonner à l’un de ses notables les plus estimés de ternir une réputation qu’elle veut internationale?
Le moindre remuement de doigt pouvant faire l’objet d’interprétation, le moindre froncement de sourcils, de commentaires, je m’efforçai de ne rien laisser paraître de mes émotions. Et à part quelques instants de somnolence, j’adoptai l’attitude la plus à même de créer l’illusion que, loin de me trouver au banc des accusés, je plaidais en réalité la cause d’un inconnu qui me ressemblerait comme un frère, un dossier sur les genoux et un exemplaire annoté de l’acte d’accusation dans les mains. N’était-ce pas ainsi qu’on avait pris l’habitude de me voir en ces lieux? N’était-ce pas ainsi que je devais le plus naturellement trouver mes marques? N’était-ce pas ainsi que je pouvais donner de moi l’image la plus valorisante à même d’influencer cette hydre aux centaines de têtes qui, toutes, ne demandaient au fond qu’à actionner la bascule?
Tout ce que j’avais redouté au temps où j’étais maître de mes libéralités, tout ce à quoi je m’étais efforcé de me soustraire en m’élevant au-dessus de la masse, tout ce dont je me croyais dispensé par quelque décret supérieur, l’opinion, le jugement, le verdict, les sanctions, tout me revenait à la face d’un bloc dans un de ces retours ironiques du destin qui laisse à penser que seul le Malin fait les choses à la perfection. Pour la première fois de ma vie, j’enviai les humbles, les sans-grades, les obscurs. La volonté de puissance mène toujours à la banqueroute…